La communauté perdue

Jean-Marc   PIOTTE

Sociologue,   Université du Québec à Montréal

1987

La   communauté perdue

Petite histoire des militantisme

Un document   produit en version numérique par Mme Marcelle Bergeron, bénévole

Professeure à   la retraite de l’École Dominique-Racine de Chicoutimi, Québec

et   collaboratrice bénévole

Courriel: mailto:mabergeron@videotron.ca

Site web: https://www.geocities.com/areqchicoutimi_valin

Dans le cadre   de la collection: «Les classiques des sciences sociales»
dirigée et fondée par Jean-Marie Tremblay,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi

Site web: https://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

Une collection   développée en collaboration avec la Bibliothèque

Paul-Émile-Boulet   de l’Université du Québec à Chicoutimi

Site web: https://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

 

 

 

 

 

Un document produit en version numérique par Mme Marcelle Bergeron, bénévole,

professeure à la retraie de l’École Dominique-Racine de Chicoutimi, Québec

courriel: mailto:mabergeron@videotron.ca

site web: https://www.geocities.com/areqchicoutimi_valin

à partir de :

 

Jean-Marc Piotte, sociologue québécois

Professeur à la retraite, Université du Québec à Montréal (UQAM)

 

La communauté perdue. Petite histoire des militantisme. (1987)

 

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Jean-Marc Piotte, La communauté perdue. Petite histoire des militantisme. (1987). Montréal : VLB Éditeur, 1987, 142 pp. Collection : Études québécoises.

 

[Autorisation accordée le 27 mai 2004.].

(mailto:piotte.jean-marc@uqam.ca)

 

 

Jean-Marc Piotte enseigne au Département de Science Politique de l’Université du Québec à Montréal. Militant syndical et il a consacré plusieurs livres et articles à la théorie marxiste des classes, de la nation, de l’État et du parti, ainsi qu’à la lutte syndicale. Il fut de plus co-fondateur des revues Parti pris et Chroniques.

 

M. Piotte est spécialisé dans les idéologies politiques et le syndicalisme.

 

Polices de caractères utilisée :

 

Pour le texte: Times, 12 points.

Pour les citations : Times 10 points.

Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

 

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2001 pour Macintosh.

 

Mise en page sur papier format

LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)

 

Édition complétée le 20 juillet 2004 à Chicoutimi, Québec.

 

Du même auteur

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–     Marxisme et pays socialistes. VLB Éd., 1979,182 p.

      [Ouvrage disponible sur le site web Les Classiques des sciences sociales] avec l’autorisation de l’auteur.

 

–     Un parti pris politique. VLB Éd., 1979, 250 p.

      [Ouvrage disponible sur le site web Les Classiques des sciences sociales] avec l’autorisation de l’auteur.

 

–     Le syndicalisme de combat. Éd. Albert St-Martin, 1977, 267 p. (épuisé).

      [Ouvrage disponible sur le site web Les Classiques des sciences sociales] avec l’autorisation de l’auteur.

 

–     En collaboration avec Madeleine Gagnon et Patrick Straram, Portraits du voyage, éd. de l’Aurore, 1974.

 

–     Sur Lénine, éd. partis pris, 1972.

      [Ouvrage disponible sur le site web Les Classiques des sciences sociales] avec l’autorisation de l’auteur.

 

–     Direction de Québec occupé, éd. parti pris, 1971. [Ouvrage disponible sur le site web Les Classiques des sciences sociales] avec l’autorisation de l’auteur.

 

–     Direction de La lutte syndicale (chez les enseignants), éd. parti pris, 1973.

 

–     Direction de Les travailleurs contre l’État bourgeois (avril et mai 1972), éd. de l’Aurore, 1975.

 

–     La pensée politique de Gramsci, Paris, éd. Anthropos, et Québec, ed. parti pris, 1970 (traduction en japonais, en espagnol et en portugais).

      [Ouvrage disponible sur le site web Les Classiques des sciences sociales] avec l’autorisation de l’auteur.

 

–     La pensée politique de Gramsci. Paris, Éd. Anthropos, et Montréal, Éd. parti pris, 1970, 302 p. (épuisé). [Ouvrage disponible sur le site web Les Classiques des sciences sociales] avec l’autorisation de l’auteur.

Table des matières

Chapitre I :           Entrée

Chapitre II :          Une époque d’espérance

Chapitre III :        Un récit de vie

Chapitre IV :        Les vertus théologales

Chapitre V :          La communauté perdue

Chapitre VI :        Le pouvoir omniprésent

Chapitre VII :       Comme une peine d’amour

Chapitre VIII :     L’immersion dans le présent

Chapitre IX :        Résister

Liste des sigles

Guide d’interviews

Jean-Marc Piotte

La communauté perdue.

Petite histoire

des militantismes.

Montréal : vlb éditeur, 1987, 142 pp.

Collection  : Études québécoises.

 

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Présentation du livre

 

(description sur la pochette verso du livre)

 

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Voici une première histoire des militantismes des vingt-cinq dernières années au Québec.

 

Vingt-six militants et militantes ont été interviewés par l’auteur. Ceux-ci se sont exprimés avec une grande honnêteté, une lucidité tranchante et un inassouvissable désir d’apprendre et de dire comment ils et elles ont vécu la grande mouvance socio-culturelle des années soixante et soixante-dix.

 

Ces militants proviennent d’horizons divers  : Parti Québécois, organisations féministes, mouvement contre-culturel, Front de Libération du Québec, syndicalisme de combat, groupes populaires, P.C.O., En lutte  !, etc. C’est ce qui fait de cet ouvrage un document d’un très grand intérêt. L’auteur a choisi, à parts égales, des représentants des deux sexes de ces diverses tendances, afin de mieux faire ressortir les ressemblances et les différences entre tous ceux et celles qui contestaient, d’une façon ou d’une autre, l’ordre régnant.

 

Cet ouvrage, dont l’analyse repose sur des « récits de vie » constitue un premier bilan du militantisme qui a marqué profondément le Québec et sa population. Il intéressera autant les nouveaux militants que ceux d’hier, les chercheurs et les politiciens comme le grand public.

 

L’auteur, Jean-Marc Piotte, est professeur de science politique à l’Université du Québec à Montréal.

 

Chapitre I

Entrée

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Je songeais depuis un certain temps à effectuer une enquête sur les militants. Je la remettais à plus tard par paresse sans doute, par complaisance dans le désœuvrement. Puis j’ai plongé dans cette enquête pour m’abstraire d’une crise qui m’affectait. J’ai volontairement délaissé les documents écrits sur les années soixante et soixante-dix, les analyses de celles-ci, estimant à tort ou à raison qu’elles ne feraient que me conforter dans ce que je savais déjà. Je voulais connaître comment les militants ont vécu la grande mouvance socio-culturelle des deux dernières décennies, le bilan qu’ils en dressent, comment ils se situent dans la présente conjoncture… Je les ai inter­viewés, complétant ce matériel de recherche par quelques uns des rares témoignages personnels écrits sur cette période. J’espérais ainsi mieux comprendre mon propre cheminement, découvrir comment me situer dans le présent, comment envisager l’avenir.

 

J’ai centré mes interviews sur les militants des années soixante-dix, jugeant que ceux-ci auraient une mémoire plus vive que ceux qui ont cessé de militer durant la décennie précédente. Les contestataires ont investi divers lieux, regroupements, mouvements, passant quelques fois d’ailleurs de l’un à l’autre. J’en ai identifié sept : Parti québécois, mouvement féministe, mouvement contre-culturel, syndicalisme de combat, groupes populaires, P.C.O., En lutte ! Les indépendantistes étaient plus nombreux que les autres militants, les hommes généralement plus présents que les femmes dans les groupes mixtes : j’ai cependant choisi, a parts égales, des repré­sentants des deux sexes de ces sept tendances car il m’importait de connaître les ressemblances entre tous ceux qui contestaient, à un niveau ou à un autre, l’ordre établi. Afin d’obtenir le maximum de diversités dans les témoignages, j’ai demandé à des amis et aux interviewés de m’identifier des militants de différents horizons qui n’étaient pas des proches : je ne connaissais pas la majorité des interviewés et la majorité d’entre eux ne se connaissent pas. Après vingt-six interviews, les témoi­gnages se répétant, j’arrêtai l’enquête [1].

 

Le schéma d’entretien, mis en annexe, est présenté sous forme de questions, mais l’ordre de celles-ci, la manière de les introduire, la façon de les formuler dépendaient de la démarche propre de l’enquêté [2]. Les réponses des interviewés révèlent une grande honnêteté, une lucidité tranchante, une vive curiosité, un inassouvissable désir d’apprendre. D’ailleurs certains m’avouèrent par la suite qu’ils avaient vécu cette interview comme une véritable séance de thérapie. Je leur avais promis l’anonymat : les prénoms qui seront utilisés sont fictifs.

 

Après chaque interview – dont la durée variait entre 90 minutes et quatre heures et trente minutes – j’écoutais les bobines, prenais des notes, puis rédigeais un compte rendu du récit qu’on venait de me faire. Contrairement à ce qu’on professe dans les cours de méthodologie en sciences sociales, je n’avais aucune hypothèse au point de départ de mon enquête. Je disposais de certaines certitudes : on milite généralement dans la vingtaine, on a fréquemment une formation scolaire supérieure à la moyenne de la population… Je nourrissais certaines intuitions dont la plupart se sont révélées fausses ou inopérantes. Ainsi, étant révolté dès ma prime jeunesse, je croyais que la révolte contre les parents, contre le père, était un trait commun aux militants. Or les militants ont vécu des situations familiales très variées et les cas de révolte ne semblent pas plus fréquents ici que dans l’ensemble de la population.

 

J’ai par contre découvert, à mon grand étonnement, que la grande majorité des militants avait subi le choc culturel d’un changement de classe, d’une mobilité sociale ascendante ou descendante.

 

L’été dernier, comparant les différents récits de vie, des ressemblances signifi­catives émergèrent peu à peu : je découpai alors les récits et ordonnai les fragments [3]. Les interviewés insistent très peu sur les gestes posés, les victoires obtenues, les plaisirs vécus dans leur militantisme. Ayant poursuivi le rêve d’un changement radical de société, ils jugent leur passé à l’aune de leur échec, de leur rupture avec le militantisme vécue comme une peine d’amour. Désenchantés, ils critiquent âprement leur passé, condamnent le dévouement comme un inutile sacrifice, blâment les luttes de pouvoir au sein des organismes de gauche…

 

On ne fait jamais table rase du passé, même si on le désire. Tout changement radical réalisé ou souhaité conserve toujours, malgré la volonté des protagonistes, une part d’héritage. Je n’insiste pas ici sur la reproduction par les m.-l. des pratiques de pouvoir de l’Église catholique : même conception du pouvoir hiérarchique et autori­taire, même morale de discipline et de culpabilité, mêmes confessions (autocritiques), même type d’action (convaincre les autres de la vérité), même rapport aux textes (la vérité s’y trouve). Plus fondamentalement, et de façon positive dirais-je, la majorité des militants a transposé dans ses pratiques des valeurs et un désir de communauté qui proviennent du Québec des années cinquante.

 

Les analyses de récits de vie sont précédées de deux chapitres. Je décris à grands traits la profonde mutation socio-culturelle des années soixante/soixante-dix, y inscrivant ce qui me semblent les deux conditions pour l’émergence de mouvements sociaux. On a beaucoup écrit sur ces années : il y aura donc des redites inévitables. Puis j’esquisse mon propre récit, racontant comment j’ai vécu cette période, répon­dant en quelque sorte aux questions adressées aux interviewés. Enfin je conclus l’ouvrage en me situant par rapport à notre militance, au présent, à l’avenir.

 

Je tiens à remercier tous ceux qui ont accepté généreusement de m’accorder des interviews, ceux qui ont commenté et annoté mon premier manuscrit, notamment le collègue Jean-Pierre Beaud, l’écrivain Philippe Haeck, le cinéaste Jacques Leduc, la psychanalyste Lise Monette, l’animatrice sociale Diane Thomas.

Chapitre II

Une époque
d’espérance

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La conjoncture internationale des années soixante/soixante-dix en est une de luttes, de contestations. Le monde occidental, blanc, capitaliste fourmille de mouve­ments sociaux. La libération de l’Algérie, la révolution cubaine, la lutte victorieuse du Vietnam contre le plus puissant pays impérialiste, la révolution culturelle chinoise qui semble bousculer l’ensemble de la bureaucratie et tracer une voie originale vers un véritable socialisme donnent à penser que des changements sociaux profonds sont non seulement souhaitables, mais possibles. Les deux pays qui influencent le plus la culture du Québec – les États-Unis et la France – sont secoués par des luttes. Le mouvement hippie et yippie porteur d’une nouvelle façon de vivre, la lutte des noirs contre le racisme, la lutte des femmes contre le sexisme occupent les manchettes des mass media et font l’objet de vifs débats sur les campus américains. En France, le mouvement de Mai suscite tous les espoirs, des femmes s’organisent pour défendre leurs droits tandis que la mode althussérienne fait des ravages. Certains expliquent par ce contexte international le climat de révolte qui secoue le Québec. Mais il faudrait alors rendre compte pourquoi ce contexte suscite tant d’espérances, pourquoi la
société occidentale est, de l’intérieur, remise en question, pourquoi tant de jeunes nourrissent et poursuivent des rêves d’une vie différente, d’une société autre. Pas plus que le choix de militance d’un individu s’explique par l’atmosphère d’une époque, pas plus on ne peut expliquer ce qui a été vécu au Québec par des influences étrangères. Chaque individu doit découvrir dans sa propre histoire les motifs conscients et inconscients de son militantisme, les motifs de son adhésion à un mouvement social : on doit pouvoir retrouver au Québec même les causes des mouvements de luttes, les conditions qui ont rendu possible l’influence des mouvements étrangers de contestation.

 

J’ai souvent tenté de faire sentir à mes étudiants l’atmosphère de la fin des années cinquante, celle de mon adolescence. Certains livres devaient être lus tandis que d’autres étaient interdits. Les marginaux pouvaient se procurer les livres à l’index dans quelques librairies dont les noms circulaient de bouche à oreille et où ils étaient cachés dans une section spéciale, sauf chez Tranquille qui contestait avec courage et bagou la censure régnante. Si on avait l’air ni d’un curé, ni d’un flic, ni d’un bien pensant, ni d’un soumis, le libraire pouvait prendre le risque de vous refiler le livre demandé. Au début des années soixante, par provocation, je me promenais avec un livre de Marx sous le bras. Dans les autobus et même à la cafétéria de l’Université de Montréal, beaucoup me regardaient comme si Satan lui-même leur était apparu. Les interdictions débordaient ce que Rome avait condamné. À l’École Normale Jacques-Cartier où j’ai étudié, on m’avait averti de ne pas m’afficher avec Cité Libre si je voulais obtenir le brevet qui me permettrait d’enseigner. Pourtant cette revue ne préconisait que le système parlementaire de type britannique dans une économie dominée par le libre marché et que la séparation des tâches entre laïcs et prêtres au sein de l’Église. Le mentor de Cité Libre, Gérard Pelletier, n’était qu’un réformateur modéré : il s’était offusqué lors d’une assemblée publique du Mouvement laïque de langue française de la position de celui-ci en faveur d’un simple réseau scolaire laïque. Une telle revue et de tels intellectuels faisaient cependant rougir d’indignation la classe politique et intellectuelle régnante des années cinquante. Je m’aperçois que je passe indistinctement de la fin de celles-ci (E.N.J.C.) au début des années soixante (U. de M., M.L.F.), alors que dans la première période la censure s’exerçait sur le Québec comme une chape de plomb tandis que dans la seconde les cris de révolte commencent à se répandre, à s’articuler.

 

Il fallait se conduire avec les jeunes filles comme si elles étaient nos mères. Toute caresse ravalait la fille au rang de putain. Et qui aurait voulu d’une putain comme épouse – celle qui promettrait soumission au mari lors de la cérémonie du mariage – et comme mère de ses enfants ? Les caresses étaient permises entre personnes mariées, mais guère encouragées : le but de l’acte sexuel était la procréation et non le plaisir. Un professeur de philosophie morale et familiale nous enseignait en 1962, à l’Université de Montréal, que la fonction sexuelle était la plus basse chez l’homme à cause de sa promiscuité avec la fonction fécale : deux étudiants furent exclus de l’uni­versité pour avoir dirigé la contestation contre ce professeur. Il fallait non seulement se confesser des attouchements sur l’autre ou sur soi-même, mais aussi, en bon catholique, des rêveries sexuelles qui venaient nous hanter, et bien promettre ne plus recommencer. L’univers était structuré par des interdits, des devoir faire, des devoirs penser. Les robes noires, les pasteurs, régnaient sur ce peuple de moutons et, sous l’autorité divine et infaillible du pape et à la lumière de saint Thomas d’Aquin, nous disaient avec certitude et conviction ce qui était vrai et ce qui était faux, ce qui était bon et ce qui était mal, ce qui était beau et ce qui était laid.

 

L’essentiel était le ciel, comme le claironnait le cardinal Léger lors de son émission quotidienne sur le chapelet en famille. Les choses terrestres pouvaient entraîner notre perte si nous leur accordions trop d’importance et assurer notre survie ici-bas en vue de l’au-delà désiré si nous les subordonnions aux valeurs spirituelles. Nous étions nationalistes : nous formions une race supérieure parce que canadiens-français et catholiques. Nos valeurs spirituelles nous distinguaient de l’environnement anglophone, protestant, matérialiste. Notre mode de vie rural, notre enracinement dans l’agriculture, nous protégerait contre le matérialisme envahissant des villes et des usines. Duplessis, le baronnet, défendait l’autonomie de la province contre l’envahis­sement d’Ottawa, combattait férocement les syndicats au nom de la liberté de l’entreprise, luttait avec acharnement contre les rares communistes et témoins de Jéhovah, ces fauteurs de trouble, méprisait souverainement les intellectuels, ces joueurs de piano, aidait les défavorisés dans une perspective de charité chrétienne et les amis du régime, comme père du patronage.

 

Ce portrait serait incomplet si on passait sous silence le fait que nous vivions dans un monde sécuritaire, si nous acceptions ses règles, ses tabous, ses us, ses coutumes. La famille était stable et le Québec était une vaste paroisse où, s’il existait une atmosphère oppressante, se vivaient de chauds rapports communautaires fondés sur la reconnaissance mutuelle, le dévouement et la charité. Cet esprit traversait toutes les institutions contrôlées par les Canadiens français. Rosaire, qui a été un des principaux porte-parole du syndicalisme de combat, décrit ainsi la C.S.N. du milieu des années soixante : « Elle était fortement imprégnée par l’idéologie catholique des années cinquante. Comme les employés d’hôpitaux et les enseignants, les permanents accep­taient de piètres conditions de travail et de salaire par esprit de dévouement. Il y régnait un esprit de famille qui dégageait beaucoup de chaleur. C’était une entreprise de broches à foin qui sera remise en question par l’arrivée massive des employés du secteur public et para-public. Je m’implique dans le syndicat des permanents pour négocier, comme pour les employés de l’État, de meilleures conditions de travail et de salaire. La transformation de la C. S. N. s’inscrit au sein de la révolution tranquille. On passe de la grande noirceur à un quarante watts. De jeunes militants, beaucoup de femmes qui prenaient leur place, des ouvriers de la construction qui avaient suivi un cheminement parallèle, des fonctionnaires provinciaux très combatifs, des profes­sionnels de la ville de Montréal auxquels s’ajouteront des enseignants de CEGEPs constituent la base du Conseil central de Montréal qui, au début isolé à la C.S.N., mènera la bataille contre la droite qui constituera, lors de la scission, la C.S.D. La hiérarchie syndicale est peu à peu forcée d’emboîter le pas. Le passage s’effectue rapidement, malgré tout, d’un discours catholique et libéral à un discours marxisant. »

 

Duplessis meurt en 1959 d’une crise cardiaque dans un chalet de la Côte Nord appartenant à Iron Ore, filiale de la multinationale américaine Hanna Mining. Cette soudaine disparition marque le début d’une transformation en profondeur du Québec dont bien peu avaient prévu l’ampleur et les conséquences. Il y avait évidemment des forces d’opposition dans le Québec des années cinquante. Mais ces forces qui sem­blaient alors impuissantes, qui luttaient plus par conviction que par espoir, n’auraient pas connu l’écroulement de ce régime si leurs positions n’avaient pas correspondu à un mouvement profond de l’histoire. Car, durant cette période de « grande noirceur », le Québec continue de s’urbaniser, de s’industrialiser, et accède à la consommation de masse : appareils électriques, auto, T.V. Mais l’acquisition de ces objets n’est pas neutre : être devient consommer. Ce qui est fort différent de l’idéologie dominante où chacun, à l’image du Christ, devait sacrifier sa vie ici-bas pour atteindre le bonheur dans l’au-delà. Même si les curés prêchaient la frugalité, condamnaient le crédit et prônaient l’entraide entre voisins par des prêts sans intérêt, les familles des années cinquante sont déjà fortement endettées auprès des institutions financières. Le Québec a aussi accès à la culture américaine par la chanson, le cinéma et la télévision, à cette culture jugée bassement matérialiste par l’élite cléricale. Comment la culture moyenâgeuse du Québec pouvait-elle persister dans un environnement dominé écono­miquement, culturellement et politiquement par le pays le plus puissant du monde ? L’étonnant est non pas la rapidité de son effritement, mais qu’elle ait survécue si longtemps.

 

L’État minimal et patroneux de Duplessis fait place à l’État keynésien. Cette transformation du rôle et de l’importance de l’État affecte, avec des modalités et des tempos différents, tous les pays occidentaux, et, à ce niveau, le Québec n’est guère différent des autres provinces canadiennes. Il s’en démarque cependant sur deux points d’ordre culturel qui me semblent essentiels.

 

Le renforcement de l’État s’effectue ici au nom du slogan « maître chez-nous », au nom du nationalisme. Non pas le nationalisme canadien-français et catholique de naguère fortement vilipendé, mais sous la bannière d’un nationalisme profane et étatique. La bataille déchire les élites dirigeantes : entre l’U.N. partisane de la conti­nuité et le parti libéral de Lesage, Gérin-Lajoie et Lévesque, entre les laïcs et le clergé, entre une fraction de celui-ci qui veut adapter l’Église à la modernité et une autre qui veut conserver ses privilèges d’hier et sa vision passéiste. Les jeunes, face à ces luttes où se heurtent les dirigeants du Québec, appuient évidemment le change­ment, mais jugent qu’il ne va pas assez vite ni assez loin. Ils investissent le R.I.N. et le F. L. Q., combattent pour un Québec indépendant qu’ils désireraient plus ou moins laïque et vaguement socialiste. Ce néo-nationalisme, en continuité avec le précédent par son sentiment d’appartenance et en rupture par son caractère progressiste, est repris et diffusé par des chansonniers, des écrivains, des artistes, des intellectuels. À travers le mouvement de libération nationale se vit le même type d’esprit commu­nautaire que celui des années cinquante, mais épuré du caractère oppressif qui l’avait rendu odieux.

 

Le clergé perd le contrôle incontesté qu’il exerçait sur les appareils d’éducation, de santé et de plusieurs services sociaux. Cette perte de pouvoir entraîne non seulement une perte de prestige, mais des changements considérables au sein du clergé, dans les attitudes et les comportements religieux des désormais Québécois. Ces bouleverse­ments affectent la vie quotidienne de chacun. Lise, après des études d’infirmière, décide en 1962, à l’âge de 27 ans, d’entrer dans une petite communauté religieuse, française et dominicaine. Elle ne se souvient plus clairement des motifs de son adhésion à cette communauté. Elle l’explique maintenant par la très forte éducation religieuse reçue dans sa famille, par son désir d’étudier, par le travail valable que cette communauté exerçait auprès des caractériels. Durant deux ans, elle fait son noviciat en Normandie. La journée de chacune est organisée selon les règles strictes de la vie monacale. La communauté l’envoie ensuite étudier la théologie (studium) durant trois ans à Paris. En 1967, de retour à Montréal, elle se retrouve dans une communauté en pleine désagrégation, qui a perdu sa raison sociale (la rééducation caractérielle a été étatisée et la formation des éducateurs, prise en charge par l’université) et tous ses biens immobiliers dans l’opération. L’archevêché de Montréal devra leur prêter une maison pour qu’elles puissent temporairement se loger. Les sœurs doivent apprendre à travailler à l’extérieur : l’uniforme est remplacé par l’habit laïque, les règles monacales éclatent, seules demeurent des prières écourtées le matin et le soir. Pour des raisons de logement, semble-t-il, la communauté montréalaise se scinde en deux groupes. Les jeunes inscrites repartent rapidement et les autres délaissent la communauté une à une. Dans un tel bouleversement, plusieurs sœurs, n’arrivant pas à se reprendre en main, suivent des thérapies. Lise fait un baccalauréat, puis une maîtrise en pastorale dont la thèse – elle en a oublié le titre – porte sur sa propre communauté, tout en travaillant à l’extérieur comme correctrice dans une revue de pastorale et comme infirmière à temps partiel. Durant sa dernière année dans la communauté, elle s’ouvre, dit-elle, sur le monde : elle loue avec une autre sœur, qui est assistante sociale, une chambre dans un logement délabré du Centre-sud ; elle s’occupe des loisirs des jeunes de la paroisse qu’elle invite à leur maison jadis monacale et y fait même loger deux prêtres, dont un latino-américain avec qui elle aura une relation amoureuse. Elle entre en contact avec la théorie de l’espérance d’Ernst Bloch et la théologie de la libération durant ses études en pastorale. Puis des discussions avec un nouvel amoureux, un ex-dominicain d’origine latino-américaine, entraînent son adhésion au marxisme-léninisme. En 1971, à l’âge de 36 ans, elle quitte définitivement la communauté et devient une militante activiste.

 

Alors que les catholiques pratiquants constituaient la vaste majorité en 1960, ils ne sont maintenant qu’une minorité. Alors que la famille traditionnelle (père pour­voyeur et mère éleveuse avec leurs propres enfants) constituait la norme, elle est maintenant minoritaire. Alors que nous avions un des plus hauts taux de natalité au monde, nous en avons un des plus bas. Ces transformations profondes, qui touchent la quotidienneté de chacun, se sont réalisées sur une période de vingt ans. La révolution culturelle s’est vécue ici, même si certains se sont imaginés qu’elle se passait ailleurs, dans la lointaine Chine. Un tel bouleversement ne s’effectue pas sans luttes, sans convulsions, sans perturbations au sein des élites dirigeantes, et cela, dans chacune des institutions sociales. Le clergé, dont l’autorité et le prestige étaient auparavant incontestés, est en pleine décomposition, et ce qui en reste ne sait plus quelle attitude, quel comportement adopter. Jean étudie à la section classique d’une école secondaire dirigée par les frères de Sainte-Croix. Celle-ci vient d’être intégrée au secteur public et des laïcs ont été engagés comme enseignants. La direction, plutôt âgée, n’exerce qu’un faible contrôle sur l’enseignement et les étudiants. Ceux-ci organisent des grèves spontanées, sans raison précise, tout simplement par esprit de révolte et parce qu’aucune sanction n’est appliquée. Guy étudie au collège de Saint-Ignace. Durant l’été qui précède l’automne chaud dans les CEGEPs, les étudiants occupent le collège et obtiennent, de l’administration, la collégialité étudiants-professeurs au conseil d’administration où ne pourra siéger qu’un seul administrateur et sans droit de vote !

 

Les CEGEPs sont formés par le regroupement de différentes institutions scolaires. S’y retrouvent ensemble, provenant de lieux et d’horizons divers, des laïcs, des religieux défroqués, des religieux impénitents des deux sexes. La direction et le corps enseignant ne sont pas homogènes : certains ont la nostalgie du passé tandis que d’autres désirent le changement, mais tous doivent s’adapter à de nouveaux program­mes, à de nouvelles structures. Les professeurs de philosophie, dont la majorité n’ont qu’une formation thomiste et n’ont enseigné que cette vision du monde, doivent s’inspirer d’un programme thématique – où ils ne retrouvent guère leur latin – concocté par le frère Desbiens, alors réformiste passionné, avant qu’il ne devienne avec la crise d’Octobre un aussi passionné défenseur de l’ordre. L’existentialisme se répand, Camus affirmant qu’il faut se révolter contre l’absurdité du monde, Sartre déclarant que la vie n’a que le sens que nous lui donnons. Tous, même ceux qui ont un passé autoritaire, doivent adhérer à des structures inspirées par des valeurs de démocratie, de participation défendues par le ministère de l’Éducation. Aussi, bien peu comprennent et tous se sentiront remis en question lorsque les étudiants révoltés se soulèvent, les critiquant indistinctement au nom… de la démocratie.

 

Depuis l’automne 1967, dit François, la nouvelle filière, les étudiants du CEGEP, et l’ancienne, ceux du classique, suivent des cours parallèles, mais dans une même institution. Ces étudiants et leurs consœurs, car l’enseignement est maintenant mixte, se rejoignent dans des activités parascolaires communes. L’occupation de l’automne ’68 sera faite par les étudiants du CEGEP, mais dirigée par ceux du classique qui se connaissent depuis plus longtemps, ont une plus longue expérience d’organisation commune et contrôlent le syndicat et le journal étudiants. François mentionne aussi le rôle joué par les militants de la J. E. C. qui se réunissent régulièrement et défendent une vision de la société où les étudiants seraient des citoyens à part entière ayant des droits et des responsabilités à faire valoir partout, y compris au sein de l’école. Durant l’été qui précède l’occupation, l’Union générale des Étudiants du Québec organise des réunions qui rejoignent les leaders des différents CEGEPs. L’idée qu’il faut faire quelque chose est dans l’air, mais on ne sait trop quoi ni comment : aucune décision n’est prise, aucun mot d’ordre n’est donné. Au début de l’année scolaire, le directeur général du CEGEP de Sainte-Thérèse convoque une assemblée pour accueillir les nouveaux étudiants. Le président du syndicat étudiant, invité à intervenir, refuse de se rendre sur le podium et fait de la salle un discours énergique, agressif, au grand étonnement du D. G. et sous les applaudissements des étudiants. L’occupation, votée par l’assemblée générale des étudiants, se déroulera dans l’ordre durant une semaine et demie. À tous les jours, les étudiants se réunissent, discutent des problèmes de l’ensei­gnement, de la société. Tout est remis en question : la relation pédagogique, les cours magistraux, les examens écrits, le contenu des cours, le contrôle des administrateurs sur le collège, le manque de débouchés pour les étudiants, etc. François est emballé par cet événement, cette fête qui, nécessairement temporaire, manifeste la vitalité des étudiants. L’assemblée générale mettra fin à l’occupation, mais non sans avoir obtenu l’ouverture de l’Université du Québec et la gestion étudiante des services qui leur étaient destinés.

 

L’occupation de ’68 est importante, non seulement parce qu’elle fournira plusieurs des militants de la prochaine décennie, mais aussi parce qu’elle révèle les deux condi­tions rendant possible une période de contestation : division des élites dirigeantes qui s’opposent sur des projets de société ; choc culturel subi par de nombreux jeunes qui, vivant un processus de mobilité sociale ascendante ou descendante, sont confrontés aux univers de deux classes différentes.

 

Il y a luttes au sein des élites dirigeantes qui ne partagent plus la même vision du monde, incertitude et désarroi chez certains, progrès et victoires chez les partisans du changement. Les jeunes, confrontés à un pouvoir culturellement divisé, placés devant divers projets de sociétés, voyant l’élite progressiste malmener l’élite conservatrice, peuvent facilement rêver à une société qui serait différente de celles que leur propo­sent leurs aînés désunis, espérer qu’ils pourraient faire mieux, plus vite et plus radicalement que les vieux progressistes, d’autant plus que ceux-ci, en lutte avec les tenants du passé, concèdent facilement face aux poussées revendicatives de la jeunesse. Une telle époque de bouleversement culturel qui touche toutes les classes, où les élites se confrontent sur leurs visions sociales, crée des espaces de liberté qui donnent des ailes à la pensée, permettent aux utopies de fleurir, aux mouvements sociaux naissants de se développer. Cela est encore plus évident si on compare les décennies soixante et soixante-dix à celles qui l’ont précédées (le duplessisme semblait inexpugnable et le nationalisme clérical et conservateur, incontournable) et à celle qui suit (le néo-libéralisme domine partout ; chaque dirigeant rend hommage au culte de la compétitivité, de la productivité, de l’excellence, de l’initiative privée, de l’individu ; les Bourassa, les Johnson, les Mulroney, les Turner, les Reagan se distinguent par des nuances au sein d’une même vision sociale). Le cours de l’histoire n’est pas linéaire : il ressemble beaucoup plus à celui d’une rivière qu’à celui d’une autoroute. La contestation fonctionne par vagues : à une période de remontée des luttes succède une période de reflux. Nous vivons maintenant cette période de reflux, et celle-ci aura une fin [4], même si la majorité a l’impression, aujourd’hui comme hier, qu’en elle niche la vérité, qu’elle ne se terminera pas.

 

Dans les CEGEPs se retrouvent, pour la première fois, dans un même lieu, et dans les mêmes activités parascolaires, des étudiants des deux sexes qui proviennent, de plus, de deux réseaux scolaires différents. Cette fusion est explosive : un très grand nombre de jeunes, en plus d’être confronté comme tout le monde au bouleversement de la culture dominante, vit dans son propre cheminement l’oscillation entre deux cultures différentes. Raymonde provient d’une famille de parvenus de culture popu­laire. Elle entreprend des études classiques au secteur public de Mont-Laurier, entre en contact avec un milieu social et culturel de filles de notables dont elle se sent exclue. À tous les niveaux, habillement (Fortrel ou Dior), chanson (western ou Jacques Brel), lectures (Arlequin ou Camus), objets (on rira, par exemple, de son ignorance de l’usage du tire-bouchon), elle a des habitudes, des comportements, des goûts, une façon de penser, une manière de s’exprimer méprisés par ses consœurs de classe. Lorsqu’elle essaie de les imiter dans leur élégance d’adolescentes (comment s’habiller, comment fumer, quelle boisson commander, comment flirter), elle se sent complètement rejetée. C’est seulement lorsqu’elle s’inscrit au théâtre et qu’elle peut, par cet intermédiaire, exprimer les valeurs et la culture de son milieu familial qu’elle est acceptée par les jeunes filles de bonnes familles. Entre ces deux cultures, elle se sentira comme entre deux chaises, contente cependant de ce voyage qui lui a permis d’accéder à une autre façon de penser. Parfois, au secondaire et au CEGEP, elle aura honte de sa famille marquée par des affrontements physiques, des cris de colère, une solidarité qui ne respecte pas l’intimité de chacun, jusqu’à ce qu’elle remarque la guerre froide à laquelle on se livre dans les familles bien.

 

La mise sur pied d’un réseau scolaire unifié a rendu possible un brassage de classes important. Évidemment, le système scolaire reproduit toujours les classes sociales, ici comme à l’Est, au Nord comme au Sud, même s’il a légèrement élargi la représentation des milieux populaires et ruraux. Il a surtout permis, par son extension, l’accès aux études supérieures d’une masse considérable d’enfants provenant de milieux ouvriers ou de milieux ruraux non bourgeois. De plus, alors que les filles ambitieuses étaient auparavant reléguées à l’Institut familial, à l’École normale, aux écoles d’infirmières ou aux communautés religieuses, sauf celles provenant de milieux bourgeois qui, par l’intermédiaire de collèges privés huppés, pouvaient accéder à l’université, non pas tant d’ailleurs pour faire carrière, mais pour y trouver un bon parti, la moitié des effectifs collégiaux et universitaires est maintenant de sexe féminin. Enfin, la multiplication des diplômés a accentué la compétition sur le marché de l’emploi et engendré un processus de démotion sociale, désirée ou subie, pour certains rejetons de familles de la classe moyenne supérieure. Or la très grande majorité des militants vivent un processus de mobilité sociale ascendante ou descen­dante. Pour que surgisse une période de contestation, il faut donc non seulement qu’en haut on se dispute sur les référents culturels, il faut aussi qu’en bas on soit soumis à la confrontation de cultures différentes.

 

Un mouvement social se distingue d’un parti politique dans la mesure où ce dernier réussit à institutionnaliser les idéaux d’une certaine jeunesse, à lui assurer une certaine permanence. Le Parti Québécois institutionnalise le mouvement indépen­dantiste des années soixante et se démarque de ces manifestations, de ces discours les plus radicaux. Contrairement aux jeunes dans la vingtaine qui militaient dans le R.I.N. et le F.L.Q., les péquistes de la dernière décennie sont dans la trentaine et ne considèrent généralement pas leur engagement comme une priorité. Le P.Q. ne propose plus qu’un militantisme à temps partiel et la majorité des interviewés qui y militaient au début de soixante-dix le délaissent en ’74 lorsqu’il subordonne la souve­raineté au résultat d’un référendum. De plus, l’occupation armée du Québec lors de la crise d’Octobre a fait disparaître de la scène politique le F.L.Q. Les jeunes des années soixante-dix devront donc trouver ailleurs des causes pour y dépenser leur énergie, leur enthousiasme. Ils seront aidés en cela par des projets de type P.I.L. mis sur pied par le gouvernement fédéral pour occuper les jeunes : ils deviendront des spécialistes pour détourner à des fins politiques les sommes prévues pour des projets strictement communautaires. Ils ne vivront pas richement mais, contrairement à ceux d’aujourd’hui qui ne peuvent arrondir leur B.S. que par un travail au noir, illégal même s’il est socialement accepté, et donc forcément individuel, ils pourront survivre en rêvant collectivement à une société qui serait différente.

 

Chapitre III

Un récit de vie

 

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Je suis né à Saint-Marc de Rosemont dans une famille ouvrière de sept enfants produits en deux séquences. Je suis le quatrième enfant, cinq ans me séparent de celui qui me précède, je protège ma sœur et mes deux frères plus jeunes et leur impose ma direction. Je crains les impatiences colériques de mon taciturne père tout en l’admi­rant, je harcèle un frère aîné qui cherche à m’imposer violemment ses quatre volontés, je négocie avec ma mère des espaces de liberté. L’école est une prison où les instituteurs veulent me contraindre à rester, des heures durant, assis, sans bouger et sans parler, à les écouter, même s’ils sont ennuyeux : je suis toujours en retenue, n’arrivant pas à respecter les règlements tatillons, bêtes et mesquins. Le foyer est une clinique médicale où l’odeur de l’alcool se dispute avec celle de la putréfaction, où ma sœur et deux frères atteints d’une rare et mystérieuse maladie d’origine génétique, l’acromanie ulcéro-mutilante, souffrent en silence, avec courage dit-on. Du plus loin que je me souvienne, j’étais donc déjà révolté.

 

La ruelle est mon royaume. Avec ma gang, j’y suis maître et roi. Nous y inventons mille jeux, combattons férocement les quelques voisins qui cherchent à réprimer nos cris, nos cavalcades sur leurs balcons ou à s’emparer de nos balles de baseball qui fracassent leurs vitres. Notre territoire est tabou, nous le défendons violemment contre les quelques intrus provenant des rues avoisinantes. Quelques fois nous menons des razzias chez l’autre, battant les quelques Anglais – Irlandais, devais-je apprendre plus tard – qui habitent le quartier et les étudiants du classique qui nous traitent comme si nous étions des crottés. Plus tard j’étendrai l’aire de mon terrain de jeux en m’inscrivant dans des équipes de baseball ou de hockey mais je reviendrai toujours à ma ruelle, ce lieu paradisiaque.

 

Je suis un enfant agressif mais aussi un catholique fervent. Je suis membre de la chorale de la paroisse durant plusieurs années, puis membre d’une troupe scout. Durant le carême je vais à la messe et communie tous les jours, suppliant Dieu de guérir ma sœur et mes deux frères. Il ne répond pas : peut-être n’ai-je pas été assez sincère et attentif durant la messe pour que ma prière monte jusqu’à Lui ? Je recom­mence chaque année, espérant sa commisération.

 

À l’âge de quinze ans, mon attitude change par rapport à l’école. J’aurais bien voulu m’inscrire avec mes amis dans la section générale, faute de travailler déjà, mais ma mère, têtue, qui aurait désiré devenir institutrice, m’enrôle dans la section scien­tifique, me répétant son leitmotiv favori : « Si tu ne veux pas vivre une vie de misère comme nous, étudie. » Mes deux vieux amis, se sentant trahis par mon choix bien involontaire, ne m’adresseront plus la parole. Je ne sais pas encore vraiment pourquoi je commence soudainement à éviter les retenues et à étudier. Pourtant une parole d’un ami d’un de mes frères aînés, pour qui je ne suis qu’un petit chien de poche, me reste en mémoire : « Un jour tu seras peut-être plus grand que nous si tu étudies. » Je décide de devenir plus grand que les grands. Parallèlement aux études secondaires, je travaille comme wrapper durant les fins de semaine chez Steinberg pour subvenir à mes besoins : matériel scolaire, vêtements et argent de poche.

 

Même la section scientifique du secteur public n’offrait pas beaucoup de débouchés : le Collège militaire royal de Saint-Jean (J’y aimais les activités sportives, l’apprentissage de l’anglais, mais son aspect disciplinaire m’horrifiait) ; Polytechnique, Hautes Études Commerciales, chimie et physique (les chiffres, les mathématiques et les sciences m’indifféraient) ; les sciences sociales (J’en ignorais alors même le nom) ; l’École normale. Indécis, je demandai conseil auprès d’un professeur sympathique : malgré mon manque complet d’attrait pour une carrière d’enseignant, il me suggéra l’École normale qui ne coûtait pas cher et qui menait, disait-il, à tout. Je m’inscrivis à l’École normale Jacques-Cartier.

 

De 1958 à 1961, de l’âge de 18 à 21 ans, j’y étudie ; je travaille durant l’été comme moniteur dans les terrains de jeux, et durant les Fêtes comme aide facteur ; je con­sacre mes temps libres aux activités sportives. Je deviens aussi assistant dans une troupe scoute puis chef de la troupe de Saint-Jean Berchmans. J’espère rendre les jeunes plus charitables, plus chrétiens, plus heureux. Mais je dois me rendre à l’évidence : ils ne changent pas et, beaucoup plus tard, je reconnaîtrai à ma grande honte que mon moralisme avait fait de moi un très mauvais chef, en me coupant de leurs besoins, de leurs désirs et de leurs aspirations. C’est dans cette troupe que je connais André Major, un de mes assistants, qui devient le grand ami de mon adolescence. André a déjà commencé à se questionner et à interroger le monde. Ensemble nous discutons de tout : de nos vies, des livres qu’il me prête, des chansonniers, de la religion, de la société… À l’École les étudiants les plus cultivés sont fascinés par un professeur de littérature, Bernard Jasmin, qui parle d’un ton monocorde et dont je ne comprends rien aux propos. Je commence à lire les livres qu’il suggère et à l’interroger sur tout ce qui me semble obscur. Je me souviens lui avoir demandé pourquoi penser si cela nous rendait malheureux : la pensée, au contraire, nous donne de plus hautes joies, répondit-il avec assurance. Je voulais bien le croire, mais apprendre à penser, apprendre donc à se distancier de tout ce qui nous avait été inculqué depuis l’enfance comme des vérités, est un processus lourd, ardu, douloureux. Pourquoi ai-je persisté ? Je n’en sais rien. Peut-être est-il impossible de se défaire de l’interrogation une fois qu’elle nous habite ou peut-être le plaisir orgueilleux des découvertes compense-il l’âpreté des déchirements. Quoi qu’il en soit, mon ami André et le maître Jasmin ont été mes guides dans cet apprentissage.

 

Qu’ai-je appris à l’École, si j’excepte l’influence socratique de Bernard Jasmin ? Peu de choses. L’enseignement est d’un niveau très moyen et la plupart des pro­fesseurs, quoique bien intentionnés, sont d’une compétence relative et nous répètent ce que tout le monde pense. Aussi, lorsqu’un professeur un peu excentrique est expulsé de l’École et que quelques collègues, dont Jasmin, se mobilisent pour le défendre, j’appuie leurs revendications en organisant la contestation des finissants. Entre-temps, à la demande de professeurs, je suis des cours privés de bon parler français : mon joual trop pur me rendait inapte à l’enseignement. Je prépare aussi les examens de fin d’études. Québec offre deux bourses fort substantielles pour les normaliens qui veulent poursuivre leur scolarité au niveau universitaire. Pour la pre­mière et dernière fois de ma vie, j’arrive premier, non seulement de ma classe, mais aussi de ma graduation : j’obtiens la bourse. Je peux ainsi, sans travailler, prolonger mes études, mes parents continuant d’assurer l’essentiel : le logement, la nourriture et l’entretien des vêtements.

 

Je deviens athée. La longue sortie d’une morale pointilleuse, d’une vision du monde où chacun a sa place et d’une espérance inquiète me donne l’impression de naître à moi-même. La religion est une fumisterie et Dieu une chimère : je suis libre, tout est possible. Je vis une brève, intense période d’euphorie. Après, je retombe. Je me promène, Maldoror sous le bras, jetant des regards cyniques sur le monde et me demandant pourquoi tant de gens ont besoin d’illusions pour vivre. Je troque les sports pour les idées et m’inscris en philosophie. Mon père, vieux conducteur de train au C. P. R., ne comprend pas ce que c’est et à quoi ça sert. Il hoche la tête en souriant devant son fils un peu farfelu qui lui affirme chercher un sens à la vie dans quelque chose dont papa n’arrive pas à retenir le nom. C’est le marxisme, découvert parallè­lement aux cours par la lecture d’un livre d’Henri Lefebvre, Pour connaître la pensée de Karl Marx, qui m’ouvre la voie : les inégalités, les injustices subies par mon père et l’ignorance s’expliquent, et à ces maux existe une solution, le socialisme. L’univers et ma vie prennent un sens : je sais pourquoi vivre. Je fais ma thèse de philosophie sur Lénine, sujet fort peu philosophique, traité mollement, que mon directeur, homme d’esprit libéral, a le courage de défendre contre tous afin que j’obtienne mon diplôme.

 

Au premier mai 1963 je quitte la maison familiale – à la grande détresse de ma mère qui ne peut concevoir qu’on puisse renoncer à un foyer sans en fonder un autre – pour partager avec André Major et l’ami André Brochu un logement sur la rue Drolet. En face demeure Paul Chamberland qui étudiait avec moi en philosophie. Tous les quatre nous discutons de la possibilité de fonder une revue qui serait à notre image : laïque, socialiste et indépendantiste. Les trois autres avaient une expérience de l’écriture et Brochu, une expérience de l’édition, mais nous nous sentions tous plus ou moins démunis devant un tel projet. Brochu nous propose de rencontrer Pierre Maheu, qu’il connaît depuis le collège Sainte-Marie, une espèce de Sartre québécois, dit-il, qui pourrait nous aider dans notre entreprise. Pierre accepte notre projet et deviendra la cheville ouvrière de ce que sera Parti pris. Le premier numéro sort à l’automne et obtient un succès immédiat, retentissant et imprévu. Nos idées corres­pondaient obscurément à ce qui émergeait au Québec et à ce qui allait marquer, sauf pour le féminisme, les deux prochaines décennies. Du jour au lendemain, nous som­mes catapultés vedettes. Aussi, bien peu comprennent lorsque j’accepte l’invitation de Jean-Claude Lebel d’aller travailler comme animateur social dans le comté de Matapédia pour le Bureau d’Aménagement de l’Est du Québec. Déjà je m’interrogeais sur l’applicabilité de nos idées : dans ma propre famille, pourtant ouvrière, je passais pour un être bizarre, compliqué et gentiment timbré. Ce travail me donne l’occasion d’aller tester notre idéologie auprès de ceux à qui ultimement elle s’adresse. Mais cette raison, d’ordre politique, est secondaire. J’enseigne le français et la religion à l’école secondaire Sanguinet, école qui a la plus mauvaise réputation de la C.É.C.M. Le principal, un ancien colonel, écoute par l’intercom ce qui se dit dans les classes et envoie directement à l’école de réforme tout étudiant récalcitrant. Moi qui avais tellement détesté l’école, je me retrouve dans le camp de l’adversaire comme pion, comme gardes-chiourme. Je me sens pris dans une souricière et fuis dans le Bas-du-Fleuve aussitôt que l’occasion se présente.

 

À 23 ans, sans expérience particulière de travail, philosophe de formation, n’ayant vécu que sur l’asphalte, ne pouvant distinguer une Jersey d’une Holstein, je me retrouve animateur social dans un milieu rural éloigné. Le jour, je rencontre les leaders naturels des quelque vingt paroisses dont je suis responsable. Je les interroge sur leur travail, leurs besoins et leurs aspirations. J’apprends. Je découvre même dans certaines paroisses de colonisation des curés qui, s’identifiant aux besoins de leurs paroissiens, tiennent un discours contestataire que ne renierait pas la gauche urbaine : je me défais de mon anticléricalisme primaire. Le soir, je tiens des assemblées publiques, organise puis rencontre des comités d’aménagement. Peu à peu, je vaincs la méfiance légitime de tous par rapport à cette entreprise gouvernementale et la défiance de certains face à ce « petit cul de la ville qui voudrait les organiser ». Je fais mes classes, et tout le travail d’organisateur que je ferai plus tard est redevable de l’expérience inoubliable que je vis ici. Une fois par mois, je m’enfuis à Montréal pour rencontrer mes amis de Parti pris et une amante avec qui j’échange des caresses. Un article publié dans Parti pris, « Notes sur le milieu rural », crée un petit scandale. Du secrétaire de l’U.C.C. au Conseil des Ministres, puis de celui-ci au comité régional d’aménagement, on questionne ma présence sur le territoire. Les directeurs du B.A.E.Q. me somment de choisir entre le Bureau d’Aménagement de l’Est du Québec et Parti pris, entre l’aménagement et la révolution. Je choisis d’autant plus facilement celle-ci que le B.A.E.Q. a obvié à ses objectifs originaires : il ne faut plus partir des besoins de la population pour les défendre auprès des gouvernements, mais convaincre celle-là des solutions concoctées par des spécialistes et acceptables par les divers paliers gouvernementaux. Je fais la tournée des leaders pour leur annoncer mon départ, sans en expliquer clairement les motifs. Le dirigeant du comité local de Saint-Moïse me demande de rester, m’invite à rencontrer l’institutrice avec qui je pourrais me marier et m’annonce à mon grand étonnement qu’ils seraient prêts à créer ici une commune à la chinoise. Je me sens coupable de les avoir involontairement leurrés et de les laisser en plan avec leurs problèmes. Même si j’aimais beaucoup le travail d’animateur social, j’y renonçai définitivement : je ne voulais plus me retrouver coincé entre les besoins d’une population et ceux des employeurs qui paient mon salaire et qui dictent ultimement ce qu’il adviendra de mon travail.

 

Pierre Maheu, pour des raisons de nature différente, me met au défi de mettre sur pied une organisation politique qui serait le pendant de la revue. Ce sera la fondation des clubs Parti pris qui, un an plus tard, après l’intégration du groupe Révolution québécoise de Pierre Vallières, du groupe d’intervention sociale à Saint-Henri d’Yvon Hussereau et d’un petit groupe de trotskystes dirigé par Michel Mill, deviendra le Mouvement de Libération populaire. Mais je dois aussi gagner ma vie et, dorénavant, ma mauvaise réputation me précède. Je suis embauché en novembre à la Commission scolaire régionale de Chambly alors dirigée par Bernard Jasmin. J’apprendrai plus tard qu’un représentant de la R.C.M.P. le visita pour lui demander s’il savait qui j’étais : une telle démarche se répétera lorsque je serai engagé à l’U.Q.A.M. J’enseigne le français dans deux classes du secteur général et une du secteur commercial, qui toutes trois en sont à leur cinquième professeur de français, cinquième de mathématiques et troisième d’anglais. Je me retrouve donc à ma case de départ, à exercer une fonction que je déteste. À mon premier cours, je leur annonce, sous leurs ricanements, qu’ils ne m’auront pas, que je n’abandonnerai pas. Je réussis peu à peu à leur imposer ma discipline puis à leur faire apprendre les matières scolaires de sorte que la très grande majorité d’entre eux réussiront leurs examens de fin d’année. L’année suivante, j’ai le plaisir d’enseigner l’initiation à la pensée, un programme expérimental, à des classes choisies. L’adolescence est un âge inquiet, pénible, où on s’interroge sur soi-même et le monde. Le professeur peut accompagner les adolescents dans leur démarche, les aider à approfondir leurs interrogations et leurs réflexions, car c’est à cet âge que se décide qui développera une autonomie de pensée, qui retombera dans l’opinion commune. Je ne leur disais pas ce que je pensais et, encore moins, ce qu’ils devaient penser : je questionnais leurs évidences, leurs impensées et les invitais sur la voie périlleuse, combien exaltante, de la conscience réflexive.

 

Je deviens amoureux. Des amis de milieux favorisés se moquent avec gentillesse du couple dépareillé que nous formons : moi, le crotté, et elle dont l’élégance est remarquable même parmi les Outremontois. J’apprends les bonnes manières en usage dans le milieu. Moi qui n’avais connu que le fromage Kraft, je découvre les plaisirs subtils du Camembert, de l’étrange bleu ou de l’odorant Munster. Moi qui n’avais connu que la bière, le gros Gin et, nec plus ultra, le rosée, je goûte des vins rouges et blancs de diverses appellations. Moi qui n’avais connu que le restaurant du coin avec ses hot dogs, ses hamburgers et ses hot chicken sandwichs, je m’accoutume peu à peu à entrer dans un restaurant chic comme si de rien n’était, à lire le menu aux noms étranges et à commander les plats avec la nonchalance de l’habitué. J’habite l’apparte­ment de ma bien-aimée ou je circule maintenant avec discrétion, respectant le mobilier moderne et fragile, les moquettes salissantes et les bibelots délicats. Elle m’habille : je circule sur Laurier ouest sans qu’on me regarde avec désobligeance tandis que dans mon quartier d’origine, on me toise comme si j’étais un produit du secteur classique.

 

La vie politique continue, mais le M.L.P. stagne malgré des manifestations bruyantes, des appuis aux grèves retentissants, dont celle des éboueurs de Montréal dirigée par nul autre que les Teamsters, et une agitation incessante et effrénée. Le membership ne progresse pas et le M.L.P. est aussi coupé du milieu ouvrier que ceux d’entre nous qui en proviennent. La lutte de lignes s’empare de l’organisation. Pierre Vallières préconise l’action, la lutte armée, espérant reproduire ici, dans un milieu rural plutôt dépeuplé, la stratégie de guérilla mise au point à Cuba par Castro et Guevara. Les trotskystes défendent le passage au Parti socialiste du Québec. L’option Vallières m’apparaît la voie la plus directe, non vers la révolution, mais vers la prison. Même si je n’ai guère confiance au P.S.Q., j’appuie la position des trotskystes, espérant ainsi détourner de l’aventure effelquiste le maximum de membres. J’accepte le poste de vice-président du Parti, mais déjà j’ai décidé de quitter le Québec et de retourner aux études.

 

Il me semble alors que l’échec du M.L.P., et donc aussi de Parti pris dont il ne cherchait qu’à pratiquer les idées, résulte d’une connaissance insuffisante du marxisme. Mais où étudier cette théorie sinon en Europe car il n’y a ici aucune compétence en ce domaine. Jacques Dofny me suggère Gramsci comme sujet de thèse, auteur peu connu et très riche, me dit-il. La lecture des Œuvres choisies me convainc. Lucien Goldmann, contacté par Dofny, accepte la direction de ma thèse. J’obtiens une bourse de Québec : je n’avais pas fait de demandes à Ottawa, dont les bourses étaient pourtant plus substantielles, de crainte de passer pour traître à la cause. Je me procure une grammaire et un dictionnaire italiens auxquels je consacre six semaines intensives ; à la fin de cette période, je lis, quoique avec difficultés, Gramsci dans le texte. À l’été ’66, je prends avec ma bien-aimée un paquebot vers le lointain et mystérieux continent européen.

 

Je tombe en amour avec Paris où les promenades offrent des perspectives toujours renouvelées sur des architectures remarquables, où chaque pâtée de maisons a son bistrot pour s’attabler et siroter son ballon de blanc tout en observant l’animation des rues, où les étalages de viandes, de charcuteries, de poissons, de crustacés, de, fruits et de légumes donnent le goût de cuisiner, ou les vins, les fromages et les restaurants sont d’une diversité et d’une richesse inouïes, où les bibliothèques et les librairies débordent de livres, où les journaux et les périodiques commentent la scène internationale comme ici on parle de hockey, où les cinémas offrent plus de films intéressants qu’on peut n’en voir… Cependant, les Québécois sont fort mal accueillis par les Parisiens – c’était avant le « Vive le Québec libre » du général de Gaulle – qui les prennent pour des Belges, des moins que rien. Il faut donc affronter quotidien­nement leur racisme larvé et agressif. Mais je m’y plais. Durant les Fêtes, Pâques et l’été, nous visitons les régions françaises et les pays voisins où chaque pierre, chaque mètre carré de terrain semblent marqués par l’histoire.

 

Je travaille aussi. Six jours par semaine et huit heures par jour, je m’assois à la Bibliothèque Nationale, lisant systématiquement les textes de Gramsci, cherchant à saisir la pensée qui les sous-tend. Parti pris m’avait révélé que je pouvais écrire des textes publiables : je veux me prouver que je peux aussi écrire l’équivalent d’un livre. C’est durant cette année parisienne que je découvre le rôle central que joue le concept d’intellectuel chez Gramsci : je réorganise et structure toutes mes notes en chapitres. Je prévois passer la prochaine année à l’Istituto Gramsci de Rome ou je consulterais tous les textes de l’auteur, y compris ceux non encore publiés, et les articles qui lui ont été consacrés. Je compte aussi y parfaire ma connaissance de l’italien. La dernière année, je la vivrais à Londres – pour connaître cette autre grande ville européenne – où je mettrais la dernière main à mon manuscrit.

 

Paris est une ville de cinéma. J’y vois Des oiseaux petits et gros de Pasolini qui me secoue, m’émeut et me bouleverse. Je cours chercher le scénario afin de com­prendre pourquoi ce film m’a tant affecté et troublé. Je me regarde évidemment dans le corbeau qui symbolise l’intellectuel marxiste. Or que fait-il sinon soliloquer alors qu’il croit dialoguer avec Totò et Ninetto, ces représentants du prolétariat qui reproduisent l’oppression de la bourgeoisie ? Ce film, comme le Camion de Marguerite Duras, marque la mort de l’espérance d’un prolétariat révolutionnaire. De plus, l’insertion dans le film de la fable de Cicillo, cette caricature de Saint-François d’Assise, dévoile le lien caché qui relie la foi marxiste à la foi chrétienne. Or j’étais passé de l’une à l’autre en niant toute continuité. Enfin, dans le scénario original, une fable, qui disparut lors du montage, oppose l’homme blanc à l’oiseau auquel je me suis toujours identifié, l’aigle. Celui-là cherche à éveiller l’ambition de celui-ci, esquissant ce qu’il pourrait devenir s’il acceptait, même pour les contester, les valeurs bourgeoises : « Tu peux désirer venir à Paris, à Londres, à Rome étudier la philo­sophie ou les mathématiques, mais accepte notre monde même si c’est pour le refuser. » Or qu’étais-je devenu sinon un petit-bourgeois contestataire de l’ordre bourgeois, quelqu’un qui refuse cet ordre tout en s’y intégrant [5] ? Ces révélations sont trop brutales pour que je les retienne et m’y attarde. Je m’empresse de les enfouir au plus profond de moi, de les y oublier, et je continue avec grande mauvaise foi ma thèse de doctorat sur le révolutionnaire Gramsci.

 

En prévision de mon retour à Montréal, j’adresse différentes demandes d’emploi. Monsieur Chevalier, directeur du département de science politique de l’U.Q.A.M., regrette qu’il n’y ait pas de poste disponible pour moi : j’apprendrai plus tard qu’il craignait que je soulève les étudiants contre les professeurs. Monsieur Lalande, directeur du département de science politique de l’U. de M., me suggère de prendre rendez-vous avec lui lors de mon retour au pays. Il ne se présente pas à la première rencontre convenue. J’insiste. Il m’offre alors un travail de correcteur afin d’évaluer si je peux m’intégrer à la vie départementale : je quitte son bureau, me retenant de le gifler. Un professeur de littérature de l’U.Q.A.M., qui avait collaboré à Parti pris, m’obtient deux charges de cours en animation culturelle puis une en science politique qui vient de changer de directeur. En octobre ou novembre, un ancien du M.L.P. m’invite à poser ma candidature à un poste de philosophie disponible au CEGEP Saint-Laurent. Je l’obtiens, et vis une année d’enseignement aussi gratifiante que celle vécue en initiation à la pensée à Chambly. L’année suivante, un poste régulier s’ouvrant au département de science politique de l’U.Q.A.M., j’abandonne un type d’enseignement que je préférais pour un lieu et des conditions de travail plus propices à la recherche.

 

J’avais étudié durant trois ans Gramsci pour mieux m’intégrer politiquement au Québec. Or je me retrouve aussi désemparé qu’à mon départ : le Front de Libération Populaire n’est que la réplique du M.L.P., le P.Q. m’apparaît trop timoré et mes positions sont demeurées inchangées sur le F.L.Q. Au plan amoureux, rien ne va plus. Le premier octobre 1970, nous nous séparons, sous-louant notre logement à un jeune couple anglophone du Nouveau-Brunswick. Aussi quelle ne fut pas leur panique lorsqu’un matin à cinq heures répondant, le bébé dans leurs bras, à des coups répétés à la porte, ils sont encerclés et bousculés par une meute de policiers hurlant, mitraillette au poing. Je suis isolé et me sens totalement impuissant durant la crise d’Octobre. J’essaie bien d’organiser des rencontres et des actions entre professeurs ou étudiants progressistes, mais la gauche vit dans un tel climat de paranoïa aigu que toutes mes tentatives s’avèrent vaines. La crise me sort de mon état morose de studiosité. Je dois me ré-impliquer. Où ? Malgré mes réticences politiques face à la pertinence du syndicalisme chez les professeurs d’université – j’avais été un des derniers à signer ma carte de membre lors de la campagne d’organisation de la C.S.N. – je m’engage, faute de mieux, dans le Syndicat des Professeurs de l’Université du Québec, espérant mettre un certain nombre de ceux-ci au service du mouvement ouvrier et voulant, par l’intermédiaire du S.P.U.Q., œuvrer au sein des diverses instance de la C.S.N., dont le Conseil central de Montréal et la Fédération nationale des Enseignants du Québec. C’est dans le cadre de ce militantisme que j’ébauche les principes de base du syndica­lisme de combat qui vise à radicaliser les luttes syndicales dans une perspective de luttes de classes et à accroître la conscience du mouvement ouvrier afin de créer les conditions requises pour l’émergence du parti politique auquel j’aspire. C’est aussi dans le cadre de ce militantisme que je retombe en amour avec une intellectuelle qui est également militante, artiste, mère.

 

En science politique, j’introduis des cours sur Marx puis sur Lénine qui suscitent la ferveur étudiante. Le marxisme devient un courant minoritaire, mais fort bruyant et influent dans la mesure où la majorité des dirigeants du S.P.U.Q. et des leaders étudiants s’en inspirent. Je ne suis pas marxiste-léniniste [6]. Aussi suis-je étonné de voir les étudiants les plus éclairés et les plus combatifs passer aux organisations m.-l. Je compris plus tard que je leur proposais un savoir sans espoir – je ne leur disais pas comment faire la révolution, je n’en avais aucune idée – tandis que les m.-l. leur offraient une foi, un espoir et une organisation. Coincés entre l’apolitisme de Mainmise et le dogmatisme m.-l. représenté sur la scène culturelle par Champs d’application et Stratégie, nous sommes quelques-uns à chercher à développer un courant marxiste, culturel et politique, qui serait ouvert et critique. Mais il n’y avait pas d’espace pour Chroniques qui disparaît sous ses propres contradictions au bout de deux ou trois ans.

 

Le S.P.U.Q., malgré ses visées progressistes, n’avait jamais pu intégrer les chargés de cours. Les professeurs, jouant un rôle quasi patronal par rapport à ces derniers qu’ils engagent ou débauchent selon les bons plaisirs de l’assemblée départementale, dont les conditions de travail et de salaire dépendent de leur existence dans un contexte de restriction budgétaire, ne manifestent aucun intérêt pour les syndiquer. Aussi lorsque le S.P.U.Q. bloque durant quatre mois le fonctionnement de l’Univer­sité en 1976-1977, les chargés de cours s’organisent de façon autonome, en réaction aux professeurs. L’année suivante, ils déclenchent une grève appuyée trop mollement selon eux par le S.P.U.Q. et trop vivement selon la majorité des professeurs. La droite alors s’organise. Les professeurs, las des conflits à répétition qui ont marqué la vie de l’U.Q.A.M., renforcés dans leur corporatisme par la présence agressive du syndicat des chargés de cours, décident majoritairement de se débarrasser de la gauche et d’élire un exécutif plus représentatif de leurs intérêts. C’en est fini du syndicat combatif dans lequel j’ai tant œuvré. Cette défaite m’entraîne à ré-analyser les luttes syndicales de la dernière décennie et à cerner les limites du syndicalisme de combat [7].

 

Je ne pouvais laisser les organisations m.-l. se répandre sans intervenir. Je décide d’étudier leurs textes, cherchant à découdre leur discours de l’intérieur. Je m’aperçois alors que la question centrale est la nature réelle des pays socialistes, alors qu’aupa­ravant je me contentais d’une formulation plus ou moins trotskyste : socialisme bureaucratisé ou dégénéré [8]. Je me documente sur la fondation et le développement de l’U.R.S.S., dont tous les autres pays socialistes ne sont que des variantes, y compris la Chine, j’en suis convaincu. Je découvre alors que l’U.R.S.S. n’a rien de socialiste, du moins tel qu’on l’entendait au XIXe siècle, et qu’un pouvoir de classe non prolétarien s’est reconstruit dès l’époque léniniste. L’espoir d’une société sans classes s’évanouit. Ne me reste qu’un savoir marxiste étriqué et troué de sorte qu’il me serait très difficile aujourd’hui de dire en quoi je suis marxiste et en quoi je ne le suis plus.

 

Préparant mon cours sur les fondateurs du socialisme que je continue de donner, je relis Pour connaître la pensée de Karl Marx d’Henri Lefebvre. Évidemment, j’y retrouve les éléments de méthodologie, d’analyse et de savoir qui m’ont aidé à mieux comprendre la société et le monde dans lesquels nous sommes insérés. Mais j’y redécouvre surtout les raisons inavouées de mon adhésion au marxisme. Henri Lefebvre reprend à son compte les critiques feuerbachiennes de la religion, et la critique radicale à laquelle je l’avais soumise à la fin des années cinquante y trouve confirmation : on juge un arbre à ses fruits, et la pratique de l’Église catholique condamne irrémédiablement l’espoir chrétien. Mais plus que par cette complicité dans le rejet de la religion instituée, le marxisme de Lefebvre me captait parce qu’il introduisait furtivement dans mon univers l’espérance évangélique et m’arrachait ainsi à la vision maldororienne que je promenais sur les autres depuis mon tabula rasa : l’humanité pouvait réaliser ici-bas son essence qu’elle projetait et aliénait dans les divinités ; elle supprimerait le besoin de l’illusoire consolation religieuse en abolissant sur terre l’exploitation et l’oppression ; le prolétariat, d’où je provenais, était appelé à cette mission historique de réconciliation de l’homme avec l’homme. En remplaçant le christianisme par le marxisme, j’avais ignoré que je conservais de celui-là les trois vertus théologales (la charité ou le dévouement, la foi et l’espérance), et, dans mes engagements, je ne savais pas que je reproduisais la communauté vécue dans la ruelle de mon enfance.

 

 

Cette démarche de remise en question radicale de vingt années de ma vie est présentée comme si elle avait été rationnellement ordonnée et contrôlée. Il n’en est rien. Je l’ai vécue dans la plus extrême douleur, dans la plus grande confusion, dans la plus totale dépression. Ce fut une descente aux enfers. Je me sentais coupable d’avoir vécu dans des illusions et de les avoir semées. Je ne pouvais aller à une réunion du Conseil central de Montréal sans craindre d’être agressé, ce qui évidemment ne se produisait pas. Je frôlais les murs des couloirs de l’U.Q.A.M., reproduisant incon­sciemment mon comportement de pubère lorsque, le visage rougeoyant de boutons, je rasais les murs des maisons pour me rendre à l’école. Pourquoi m’étais-je menti si longtemps? Pourquoi m’étais-je leurré si profondément ? Pourquoi m’étais-je caché mon ambition sous l’étendard de la révolution ? Pourquoi enseignais-je, moi qui avais tant détesté les professeurs ? Pourquoi encore une séparation de la femme aimée ? Je me sentais coupable de tout. Je ne savais plus qui j’étais. Je ne me reconnaissais même plus dans l’image que me renvoyait le miroir. J’étais en morceaux, disloqué, éparpillé. J’essayai de me suicider, mais en fus incapable. Complètement dégoûté de moi-même, moi jadis si orgueilleux et si fier de ma force, j’allai en thérapie à raison de trois séances par semaine, à heures fixes, durant deux ans, avant d’accepter qui j’étais, avant de me résoudre à vivre dans un monde sans foi, sans espérance et sans esprit communautaire, dans un monde désenchanté où la seule valeur partagée est de s’occuper de soi-même.

Chapitre IV

Les vertus théologales

 

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Les Canadiens français n’étaient pas particulièrement charitables, si on prend le mot dans son sens strict : amour de Dieu et du prochain en vue de Dieu. Comme toute nation minoritaire, ils mangeaient allégrement du prochain et étaient xénophobes. D’ailleurs, la charité a peut-être été pratiquée lorsque le christianisme était encore un mouvement social, c’est-à-dire avant qu’il ne soit institutionnalisé et officialisé par l’empire romain déclinant. Depuis lors, je ne vois guère de lieux où cette vertu fut vécue autrement que sous la forme d’un hommage dévot et inconséquent. La charité se métamorphose en dévouement. La mère sacrifie sa vie à ses enfants ; le père gaspille sa vie dans un travail ennuyeux pour nourrir sa famille ; plusieurs qui ont connu le Québec d’avant la révolution tranquille ont un jour rêvé de devenir mission­naire en Afrique, ce mythe suprême du dévouement. Les militants, s’ils ont rejeté la religion de leurs ancêtres, conservent par-devers soi cette vertu : ils sacrifient leurs vies, non pas aux enfants, à Dieu, à une communauté religieuse ou aux pauvres Africains qu’il faut évangéliser, mais à une cause [9].

 

La notion de dévouement fait partie intégrante de la notion de militantisme. André, qui a vécu dans une commune après avoir milité au P. Q., distingue ces deux moments de sa vie : « Le militantisme est toute action désintéressée dont le but est dans le social, chez les autres. Dans le mouvement contre-culturel, la libération commence par soi-même : c’est le quelque chose de politique qui s’y trouve. Contrai­rement au premier où la notion de désintéressement est centrale, ici, le plaisir prédomine. » Micheline, féministe, qui a milité une année au « comité auto-santé des femmes » avant de devenir membre d’un groupe lesbien radical de théâtre, affirme : « Dans le premier, je me donnais au monde en vue de transformer la société. Au début de mon engagement dans le groupe de théâtre 3 et 7, je juge, tout en aimant cette expérience de création, que c’est du batifolage par rapport aux objectifs du mouvement. C’est un groupe de conscientisation et d’action, mais c’est surtout pour moi-même, pour la satisfaction de mes propres besoins et désirs, que je m’y trouve. »

 

L’itinéraire de Lise est exemplaire, non pas dans ses anecdotes, mais parce qu’elle transpose du domaine religieux au domaine profane la vertu de dévouement, ce que tous les militants feront d’une façon souvent inconsciente. Lise a trois ans et demi lorsque sa mère meurt. Elle va habiter avec son père dans la famille patriarcale de son grand-père. Le milieu est chaleureux mais embrigadé dans une morale stricte. Ses tantes doivent demeurer à la maison et éviter les lieux de divertissements comme le théâtre. Le grand-père, de retour à la maison, brûle son billet de tramway dans le poêle à bois s’il n’a pu, relégué sur le marche-pied d’un tramway bondé, le mettre dans la boîte. C’est dans ce milieu profondément religieux qu’elle apprendra que les autres doivent passer avant elle ou, plus précisément, qu’elle ne peut s’accomplir qu’en se donnant aux autres. Infirmière, puis membre d’une communauté religieuse, elle découvre le marxisme-léninisme par l’intermédiaire d’un prêtre latino-américain dont elle devient amoureuse. Elle commence alors sa vie militante dans les comités de solidarité avec l’Amérique latine, dans les syndicats et dans les groupes populaires. C’est dans ceux-ci qu’elle rencontre des militants m.-l. Elle participe à leurs ateliers de formation et lit leurs documents. La grille religieuse étant disparue, elle sent le besoin, dit-elle, d’une nouvelle grille pour voir plus clair, pour mieux comprendre la réalité socio-politique. Mais elle n’adhère ni à la Ligue ni à En lutte ! : elle juge leur démarche trop théorique, trop coupée des gens. Et lorsque des affrontements de lignes déchireront des groupes populaires ou de solidarité, elle ne s’y impliquera pas et fuira ces lieux de débats trop éloignés d’elle. À l’âge de 45 ans, elle cesse tout militantisme. Elle n’a plus, dit-elle, l’énergie et les capacités physiques pour continuer de se dévouer. Jusqu’ici, le centre de sa vie a été l’autre, la société. Elle a toujours vécu pour les autres, sans se donner une place à soi. À travers eux, elle se sentait utile et vivait tout de même des relations humaines chaleureuses. Quel est le sens de sa vie si elle ne peut plus se sacrifier à l’autre ? Comment retrouver le plaisir de vivre, même si c’est juste pour soi, d’une façon qu’elle aurait auparavant condamnée comme égoïste ? Elle lit beaucoup, s’interroge avec angoisse, sent le besoin de réfléchir sur les grandes questions existentielles.

 

Suzanne Plamondon affirme, lors d’une table ronde sur le Front de Libération des Femmes du Québec : « La cellule garderie, si elle n’a pas continué, c’est qu’elle ne répondait à aucun besoin des filles. Et même le mien n’était pas comblé : la garderie n’était pas située dans mon quartier, et quand j’y amenais mes enfants, c’était tout un chichi parce qu’ils n’étaient pas du quartier ! C’était très significatif de la forme d’action du F.L.F. : essayer d’aider les autres, sans égard à nos propres problèmes, sans avoir ni analysé ni connu le groupe avec qui on entendait agir [..] Plutôt que de se réunir, les femmes, et de se dire : ‘Quels sont nos besoins ? Qu’est-ce qui nous réunit et qu’on pourrait faire ici ?’ on s’est dit : ‘On va regarder à l’extérieur, dans la société, pour voir qui aurait besoin d’aide.’ C’était un peu comme faire du missionnariat [10]. »

 

Ce jugement est porté par d’autres militants : ils sacrifiaient leurs propres besoins en vue d’aider l’autre. Guy est le fils d’un haut-fonctionnaire au gouvernement provincial qui a été responsable, entre autres, de la défense civile pour appuyer l’armée ou la police en cas de cataclysme naturel ou politique. Son père, qui a été dans les années ’30 membre du parti national-chrétien (fasciste), fait maintenant partie du mouvement intégriste Contre Réforme. Les positions d’extrême droite du père sont partagées par la mère. Au collège Saint-Ignace, Guy étudie, depuis méthode, Sartre et Camus en littérature. Du courant existentialiste surgit sa révolte contre les valeurs ambiantes et dominantes défendues avec passion par son père et sa mère ; par ses confrontations idéologiques avec eux, Guy offre ainsi la possibilité, à ses huit frères et sœurs plus jeunes, de s’émanciper de la tutelle parentale. Il s’engage alors avec ardeur dans le F.L.P. puis dans Mobilisation. Il travaille à temps partiel comme graphiste à l’imprimerie de celle-ci. Lorsque cette organisation fusionne son service d’imprimerie avec celui de l’Agence de Presse libre du Québec, il y entre à plein temps. Il y vit son expérience militante la plus intéressante (il fait un travail qu’il aime) et la plus valorisante (il devient en quelque sorte le dessinateur de la gauche et enseigne le graphisme aux représentants des groupes populaires et syndicaux qui demandent l’aide de l’imprimerie). À l’été ’74, l’A.P.L.Q. et Mobilisation se séparent sur une question de lignes : Guy, par esprit de gang, suit son organisation, même s’il préfère l’orientation de la première. En novembre de la même année, à la demande d’un groupe de syndiqués de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont et sur proposition de la direction de Mobilisation, il quitte l’imprimerie pour s’implanter à l’hôpital où existe un comité de travailleurs qui a son propre bulletin de liaison et est en lutte contre le local 298. Ce changement est vécu douloureusement : il abandonne un travail qu’il aime pour un emploi de simple préposé à la buanderie. Tous les implantés n’ont pas vécu leur nouvel engagement dans la douleur, mais ils y ont tous sacrifié des besoins et des désirs. Les ouvriers, que les conditions de vie condamnent au réalisme, ne s’y trompaient d’ailleurs pas : ils comprenaient difficilement ces intellectuels qui choisissaient, car ils n’y étaient pas forcés comme eux, un travail malpropre, insalubre, peu intéressant, mal payé.

 

Après une période de dépression et de distanciation par rapport au Militantisme, Guy relie celui-ci au missionnarisme (« tu te nies, tu gâches ta vie et tu proposes aux autres une image inimitable ») et au militarisme (« le côté rigide de l’organisation où l’individu n’a pas de place »). Il s’aperçoit qu’il affrontait son père sur le même terrain (missionnarisme et militarisme de gauche contre missionnarisme et militarisme de droite), ce qui entraînait un certain respect de ses parents. Or il a ainsi renié ce qui est le plus profond chez-lui, son côté artistique, car il aurait alors assumé sa sensualité interdite par l’éducation familiale et aurait été complètement rejeté par des parents méprisants, comme une de ses sœurs qui aura le courage d’affirmer ses goûts artistiques. Il a ainsi évité cet affrontement qui aurait été dix fois plus brutal que celui qu’il a vécu. Il conclut : « Je me suis conté des mensonges toute ma vie et je dois maintenant apprendre à les défaire dans ma vie quotidienne : ce sera un long cheminement. »

 

L’idée de missionnariat est si forte qu’elle imprègne encore les rêveries de certains anciens militants. Gérald est né dans une famille ouvrière du nord de Montréal. Son père, qui travaille dans une grande usine, est aussi président de son syndicat affilié à une union internationale (F.T.Q.) et vote pour le N.P.D. Homme violent, il méprise les intellectuels et désire que son fils fasse comme lui : qu’il travaille dans une usine dès l’âge de 14 ans. Or son fils étudie au collège Grasset et son père le traite de paresseux lorsqu’il le voit lire. Gérald remet en question la religion et recherche de nouvelles valeurs à travers la lecture de livres à l’index, dont Sartre et Camus. Le livre de Marcel Chaput, Pourquoi je suis séparatiste, le convainc de la nécessité de l’indépendance. Gérald, dont les intérêts intellectuels et les idées politiques entraînent de fréquentes disputes avec le père, quitte à l’âge de 17 ans la maison après une très violente altercation avec lui. Il milite au F.L.Q. puis au P.Q. Même s’il semble maintenant vivre comme un yuppie, il aimerait dans quelques années mettre ses com­pétences au service d’un pays sous-développé car ici, dit-il, « faire du développement social c’est faire comme de la dentelle ».

 

Monique est née dans un faubourg de la ville de Québec. Son père sera ouvrier dans la construction, gardien de nuit, puis aide-ménager dans une polyvalente. Orphelin, autodidacte, très nationaliste, il est un grand liseur (la Bible, Daniel Rops, Claudel, livres d’histoire, journaux dont Le Monde diplomatique). La mère, provenant d’une riche famille de cultivateurs, a des frères professionnels. Elle aurait toujours désiré devenir une travailleuse sociale. Pour arrondir le budget, elle coud à la maison pour des particuliers et, lorsque Monique a neuf ans, commence durant la saison estivale à faire des ménages dans des motels. Ses parents, qui ont des opinions indépendantes du milieu ouvrier, entre autres sur l’école, appuient les études de leurs sept enfants. Ceux-ci travaillent pour payer leurs études. Monique gardera des enfants, fera le ménage avec sa mère dans des motels, soignera des vieillards dans des hôpitaux, sera monitrice dans des terrains de jeux, aide-éducatrice à la délinquance… Pour occuper ses loisirs, Monique sera croisée à l’élémentaire, puis jéciste et chef d’équipe chez les guides et, enfin, assistante-cheftaine chez les jeannettes. Dans ses activités à la J.E.C., elle lit et réfléchit sur le sens de la souffrance humaine, sur les valeurs de charité et de partage : elle songe alors à devenir missionnaire en Afrique. Aujourd’hui, après avoir cessé tout militantisme à la C.E.Q., elle se surprend parfois à rêver, par goût de l’aventure, d’aller en Haïti ou en Afrique travailler à l’alpha­bétisation.

 

L’explication par le masochisme me semble trop réductrice pour rendre compte d’un phénomène aussi riche et complexe que le dévouement. La militance implique le sacrifice de certains besoins et désirs. Et on peut se demander si le militant, étant si peu attentif à lui-même, l’est beaucoup plus à ceux qu’il interpelle. Le militant s’adresse beaucoup moins à l’individu concret, avec ses besoins et ses désirs bien déterminés, qu’à la représentation qu’il s’en fait. Projetant une image héroïque et inatteignable, le militant se valorise dans son sacrifice et, par conséquent, infériorise l’autre qui ne peut atteindre un tel niveau de dévouement. Mais cette interprétation psychologique, certes valable, reste insuffisante. Le dévouement, qui s’inscrit nécessairement au sein d’une foi et d’un espoir, donne un sens à la vie. Vivre selon ses besoins et ses désirs, conformément au facile hédonisme narcissique et consommatoire véhiculé par la civilisation américaine, demeure une activité vaine [11]. Le court moment entre sa naissance et sa mort, s’il n’est vécu que pour satisfaire ce qui permet de passer de l’un à l’autre, ne supprime pas l’absurdité. Le dévouement militant, en insérant la vie au sein de l’histoire, lui donnait une signification qui transcendait son évanescence.

 

La foi est la seconde vertu théologale. Serge, adolescent, passe du catholicisme pratiquant à l’athéisme durant la même année. Il la vit dans l’angoisse et la culpabilité, même s’il est valorisé au collège par son originalité, même s’il peut en discuter avec ses parents. Au CEGEP Édouard-Montpetit où il étudie ensuite, des professeurs lui parlent de la mort de Che Guevara. Il est fasciné par cet homme qui a risqué et donné sa vie pour défendre ses idées, pour changer le monde. Pendant la contestation étudiante de ’68, il participe aux ateliers, animés par deux professeurs, l’un libertaire et l’autre althussérien, où la masse des étudiants viennent et où on discute surtout de marxisme. Ces ateliers se transforment par la suite en cercles d’études plus encadrés, davantage disciplinés. Au courant libertaire, il préfère la tendance marxiste par besoin de sécurité. Des amis du cercle le font entrer au Centre d’Information politique, groupe qui diffuse et produit des films dans une perspective socialiste. Il y sera permanent durant trois ans, tout en vivant de divers projets gouvernementaux. Le C.I.P. lui permet de lier action pratique, travail théorique sur le marxisme et travail culturel sur le cinéma. Le premier répond, dit-il, à son désir de s’impliquer, le second à son besoin de sécurité, le dernier à son goût pour les activités culturelles. Le passage à En lutte ! vient à l’ordre du jour. Durant six longs mois, le groupe d’amis débat de la question et se déchire. Serge est un de ceux qui jugent que le cinéma est très secondaire par rapport à la tâche principale du moment : fonder un journal comme base de la constitution du parti. Les autres, en se rabattant sur les acquis du C.I.P., ont une vision rétrécie des tâches politiques et sont des petits-bourgeois qui refusent de devenir des militants sérieux en ne sacrifiant pas, à la révolution, leurs intérêts personnels. Lorsqu’En lutte ! lui offre un poste de journaliste, il quitte allégrement le C.I.P., vit ce passage comme une promotion politique et est sûr que l’histoire est derrière chacun de ses gestes. Dès le début, des frictions se vivent entre le comité de rédaction dont Serge fait parti et la direction de l’organisation. Celui-là considère que celle-ci, trop éloignée des problèmes rencontrés, lui envoie parfois des directives inappropriées : la direction devrait s’impliquer directement dans le comité du journal ou lui laisser plus d’autonomie. Au premier congrès d’En lutte !, Serge présente la position du comité devant une assemblée de quarante membres qu’il perçoit alors comme une grande famille. Le lendemain, la direction, placée en enfilade devant l’assemblée, modifie l’ordre du jour et intervient par l’intermédiaire du secrétaire général qui attaque systématiquement la position du comité dans un texte truffé de citations de Lénine. Certains nuancent la position du secrétaire général tandis que d’autres, surtout des nouveaux venus, renchérissent sur sa position, mais personne n’appuie Serge. Toute la mise en scène du pouvoir est déjà là. Les trois autres membres du comité démissionnent. Serge, même s’il est profondément humilié, reste à son poste car, dit-il, il faut un certain courage pour subordonner sa vie privée et ses opinions personnelles aux intérêts de la révolution.

 

Serge vécut intensément l’idéal de dévouement et de sacrifice. Le Che, ce Christ révolutionnaire des années soixante, devint son modèle après qu’il eut rejeté la religion catholique de façon, juge-t-il maintenant, trop rapide et radicale. Aujourd’hui, il veut vivre son insécurité sans la fuir dans une foi quelconque, fût-elle marxiste. C’est un même besoin de sécurité qui anime Jules. Il milite à l’A.P.L.Q. lorsqu’un groupe de membres convainc la majorité que l’Agence doit disparaître et ses membres s’intégrer à l’une ou l’autre des deux plus importantes organisations m.-l. Jules se range alors de leur côté pour défendre énergiquement leur position. Après une rencontre avec chacune d’elles, ils acceptent le processus de rééducation et d’auto­critique de la Ligue car son point de vue est « plus net, plus clair ». Jules vit ce processus comme une « libération » du questionnement perpétuel et des préoccu­pations quotidiennes de survie de l’A.P.L.Q. La lecture de textes – dont le travail absorbant à l’Agence l’avait éloignée –, la façon de les lire (chercher des réponses au lieu de questions et voir leurs applications concrètes) lui apparaissent comme une « révélation ». Au terme de ce processus, il voit poindre une « nouvelle vie », un travail militant dans l’usine porté par une ligne politique juste et révolutionnaire organisée par la Ligue. Aujourd’hui, dit-il, il vit l’inverse de cette période où il trouvait une certaine sécurité intérieure qui amenait un certain bien-être, même s’il devait y sacrifier des besoins personnels.

 

La foi est adhésion profonde de l’esprit et du cœur qui emporte la certitude. La foi ne provient pas de l’expérience. J’ai demandé à chaque interviewé d’où lui venait son engagement. Seul Robert, toujours ouvrier et président du syndicat de son usine, se réfère à son expérience, et, à mon avis, il minimise la formation reçue au Conseil central de Montréal sur le syndicalisme de combat. Tous les autres, y compris les féministes, rapporteront leur engagement à des idées transmises. Les indépen­dantistes, qui ont constitué le mouvement social le plus populaire, insisteront sur les discours de Pierre Bourgault dans les années soixante et sur ceux de René Lévesque dans les années soixante-dix. Les militants des mouvements de moindre envergure feront appel à des lectures, à des cours ou à des rencontres particulières. Je n’aurais pas dû être étonné de ce résultat : l’expérience, par elle-même, est aphone. Elle ne prend sens que lorsqu’elle est éclairée par une idéologie. Sinon, elle demeure à l’état brut de sentiment plus ou moins compris. Les expériences de domination ou d’exploitation vécues par les militants des deux sexes ne trouvent leur signification qu’après que ceux-ci aient adhéré à une idéologie.

 

La foi est exclusive : il y a les croyants et les mécréants. Si on excepte le mouve­ment indépendantiste et, peut-être, le mouvement féministe, les autres mouvements étaient si minoritaires dans la population que chacun cherchait à se distinguer de façon sectaire espérant conquérir une majorité qui les classait uniformément et indistinctement dans le même tiroir. Pour un militant, cependant, il y a toujours plus dogmatique que soi ou plus éclectique. Lyne œuvre à S.O.S. Garderies lorsqu’elle est confrontée aux positions du Parti communiste ouvrier et d’En Lutte ! Elle adhère à celui-ci dont les militants lui semblent plus à l’écoute et plus respectueux des gens, plus démocratiques dans leur façon de travailler que ceux du P.C.O. qu’elle juge rigides et militaristes. Claude milite au FRAP et, lorsque après la crise d’Octobre celui-ci se déchire en tendances, il découvre le trotskysme et devient, durant six mois, sympathisant du G.S.T.Q. Même si ce groupe est moins dogmatique que les autres organisations communistes, il trouve que c’est comme « le petit catéchisme », qu’il « lance l’anathème contre ceux qui ne sont pas sur la même longueur d’onde ». Contre cette « religion » où il n’y a qu’une seule vérité, il revendique le droit au désaccord, à la critique personnelle. Raymonde s’implique dans la lutte de S.O.S. Garderies, mais contre les m.-l. d’En lutte ! et du P.C.O. Elle cherche à encadrer dans sa bataille les éducatrices de la garderie Saint-Michel qui sont très imaginatives et très créatrices avec les enfants, mais qui n’ont pas de conscience politique. Celles-là se sentent charriées par celle-ci qu’elles considèrent comme fondamentalement semblable aux m.-l. : une même foi dans une ligne juste coupée de leurs préoccupations quotidiennes.

 

L’espérance, ce sentiment qui fait entrevoir comme probable la réalisation de ce que l’on désire, est la dernière mais non la moindre vertu théologale. Pourtant, les anciens militants parlent peu de l’espoir qu’ils entretenaient. S’ils le nomment, ce sera, comme Rosaire, sous le mode ironique : une belle naïveté, un rêve candide, une grande illusion. Désenchantés, ils critiquent le plus apparent : le dévouement, d’abord, où ils sacrifiaient certains de leurs besoins et désirs, la foi, ensuite, où leur dogmatisme masquait la richesse et la complexité de la vie tandis que l’espérance vécue est plus ou moins ignorée. Or celle-ci, vertu cardinale, donne son sens aux deux autres : la foi, si elle schématise, ordonne et signifie le monde ; le dévouement, s’il est auto sacrifice, donne un poids à la vie qui autrement est absurde légèreté. Jean est le principal organisateur des sommets populaires qui se terminent en queue de poisson. Cet échec entraîne Jean dans une profonde crise. « Tout, dit-il, devient incertain, et c’est ce sentiment d’incertitude qui est le plus pénible à vivre. Tu perds la motivation de base, la foi de penser qu’on peut faire quelque chose pour changer la situation. » La très grande majorité des ex-militants ont vécu le même processus : un échec fait maintenant entrevoir comme improbable le changement social désiré, la conviction est peu à peu questionnée et critiquée, le dévouement est rejeté comme un fardeau inutile.

 

L’espoir profane d’une société indépendante, laïque, sans classe ou féministe s’est substitué au Paradis. Aucune question, aucun thème de l’interview ne portait sur la religion. Tous ceux qui ont abordé ce sujet l’ont fait spontanément. Sans doute certains ont-ils vécu l’espérance historique sans avoir abandonné l’espérance reli­gieuse. Suzanne, après avoir remis en question l’Église, entre, sous l’influence de l’aumônier du CEGEP Saint-Laurent, dans une communauté de base chrétienne en vue de retrouver un sens à sa vie. C’est un groupe de dimension restreinte où chacun parle de ce qu’il vit. Elle participe à des camps de fins de semaine où, par la discussion, elle s’ouvre au monde, à d’autres cultures, à d’autres religions, à d’autres valeurs. L’aumônier respecte la liberté de mœurs de chacun : pendant un de ces camps, elle fait l’amour avec celui qui deviendra son mari. Elle se marie à 21 ans. Pour vivre quotidiennement les valeurs de la communauté de base, le nouveau couple fonde, sur le Plateau Mont-Royal, une commune avec l’aumônier du CEGEP du Vieux-Montréal, une religieuse (tous deux songeant à défroquer), un couple étudiant et deux jeunes. Suzanne rêve de la commune de del Vasto : mettre leurs biens en commun et partager leurs revenus selon leurs besoins. Les tâches sont exécutées indépendamment du sexe. Une chaude et affectueuse communication relie les membres de la petite communauté. Les projets foisonnent pour s’impliquer dans le quartier. Ils participent à un comptoir alimentaire. Suzanne regroupe des femmes au fil du quotidien et constitue un groupe de couture pour qu’elles puissent offrir des cadeaux de Noël à leurs enfants. Ils organisent une super-fête de quartier où les prix de présence sont du temps bénévole pour gardiennage, nettoyage, peinture, etc. Peu à peu, pour des motifs variés, les gens partent et le couple se retrouve seul avec leur enfant né entre-temps. Pourquoi, se demande Suzanne, un milieu si extraordinaire devait-il se défaire au bout de deux ans ? Par la suite, une rencontre avec un théologien de la libération d’Amérique latine lui permet de faire « le grand bond du personnel au collectif ». La valeur de justice est entrée dans sa vie : la foi doit être vécue dans l’engagement. La communauté de base sera alors jugée insatisfaisante par manque d’analyses socio-politiques.

 

Je ne voudrais pas laisser entendre que la foi militante constitue la photocopie de la foi religieuse. Le militant espère une société à laquelle il œuvre en sachant la plupart du temps qu’il ne la connaîtra pas tandis que le croyant espère le Paradis à la fin de ses jours. D’ailleurs, les militants qui ont remis en question la religion puis leur engagement politique ne reviennent pas à la foi de leur enfance. Lise cherche maintenant à vivre en communication avec la transcendance, Lucie pratique la méditation transcendantale et Raymonde s’intéresse aux questions spirituelles, mais aucune n’adhère à une religion ou à une secte particulière tandis que les autres ne semblent pas préoccupés par des questions d’ordre religieux. Il est possible, quoique difficile et douloureux, de remettre en question une idéologie qui a façonné notre vision du monde. Mais pouvons-nous rejeter profondément et radicalement les valeurs qui fondent cette idéologie ? Comme la plupart des militants, j’ai transposé inconsciemment dans mon engagement politique les valeurs du christianisme dont je m’étais débarrassé. Les valeurs constituent la structure cachée de toute idéologie : elles sont le signifiant de plusieurs signifiés possibles. Les vertus théologales ont non seulement structuré la culture canadienne-française, mais celle de la civilisation occidentale depuis deux mille ans. Lorsqu’un Blanc se retrouve sans espoir et sans foi, il devient camusien : la vie est absurde, sa propre vie, insignifiante. Il n’est pas condamné au suicide. Il peut continuer de vivre. Il peut même se procurer de multiples et diversifiées jouissances, mais il sait le manque incommensurable qu’elles n’arriveront jamais à combler.

Chapitre V

La communauté
perdue

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Jacques passe son enfance dans les rues et les ruelles du faubourg à « m’1asse » avec sa gang d’amis. Il se sent très à l’aise dans les jeux de groupe qu’il organise avec beaucoup de facilité et d’imagination. Les relations, souvent fondées sur la force physique, sont rudes entre ces enfants de l’Est qui forment une bande unie face aux voisins indésirables et aux gangs rivales. Jacques, comme moi d’ailleurs, recréera dans sa vie militante cette communauté primitive où il exerçait déjà un leadership. Jean est l’avant-dernier d’une famille de onze enfants et est élevé par ses frères et sœurs aînés. Les enfants constituent une gang dans un milieu où ils se sentent isolés, étrangers aux deux petites villes entre lesquelles ils habitent. Malgré son jeune âge, Jean participe aux discussions, touchant tous les sujets, de ses sœurs et frères qui cherchent à se démarquer du couple parental autoritaire. Il retrouvera dans la gauche ce lieu plein de débats où il se sent bien et à sa place.

 

Cette idée de gang est reprise dans le jugement que porte François sur l’A.P.L.Q. et le CAP Maisonneuve : ce sont avant tout deux groupes d’amis qui s’amusent ensemble (ils regardent les parties de hockey à la télévision, jouent au hockey, prennent de la bière en gang) et donneront un contenu politique à leur amitié de gars. Un jugement similaire est porté par une ancienne du F.L.F. sur le Comité ouvrier de Saint-Henri : « C’étaient des grands garçons qui jouaient au cow-boy ; nous on jouait aux cow-girl, mais on jouait aussi au cow-boy [12]. »

 

Cette transposition du monde de l’enfance dans l’univers militant va bien au-delà de la reproduction de la gang : elle est recherche d’une communauté perdue. Pierre Maheu décrit ainsi le petit village d’où provenaient ses parents : « Il y avait là, dans une chaude communauté où tout le monde se connaissait et était plus ou moins parent, des matantes comme du bon pain, des mononcles aux noms comme des poèmes, Osias, Noé, Prosper, Parfait, Ferdinand, il y avait le poêle à bois, les lampes à l’huile, le magasin général de grand-père avec ses grands tiroirs de bonbons à une cenne, le violon, les danses carrées, les chansons à répondre, le petit verre de brandy, on le vide d’un coup, on le dépose en disant « salut », on l’offre au voisin ; il y avait la messe de minuit, les cloches, les carrioles devant l’église, le crieur public sur le parvis, la ferme, les meules de foin où se rouler, les poches de grain à escalader ; la rivière, la pêche, poissons, lézards, tortues. Ça, c’était vrai, vivant, mes parents y trouvaient un sourire nouveau, tout le monde vous saluait sur la rue. On y était intégré, protégé, sécurisé. C’était un monde patriarcal, mais pourtant on sentait surtout ses qualités maternelles. Il y avait là quelque chose d’anachronique, la pression de la tradition et de la conformité était forte, la liberté d’esprit ni l’originalité guère possibles, c’est vrai, et j’ai jadis mis moi-même beaucoup d’énergie à dénoncer ce monde clos où notre peuple s’était réfugié, cette histoire qui le niait. Mais au moins c’était un monde, la vie y avait un sens, l’homme y avait sa place [13]. »

 

Nos parents ou nos grands-parents ont vécu dans un de ces villages. En deux générations, on passe de cette communauté villageoise régie par le curé à la ville dominée par des patrons anglophones. On transplante en ville nos habitudes communautaires. Les messes de minuit et les processions du Sacré-Cœur de mon enfance sont des fêtes populaires auxquelles participent massivement les paroissiens de Saint-Marc. Le premier de l’an, oncles, tantes, cousins et cousines font la tournée de la parenté, s’arrêtant chez chacun prendre un p’tit verre et échanger les salutations d’usage. Chaque institution contrôlée par les Canadiens français reproduit un peu de cette chaleur et de cet esprit villageois. Cet univers culturel s’écroule dans les années soixante. On se libère d’un monde plein d’interdits et de contraintes, mais on perd aussi, sans trop s’en rendre compte, l’esprit communautaire qui animait encore les Canadiens français dans les villes.

 

Plusieurs chercheront à recréer cette chaleureuse et sécurisante communauté. Pierre Maheu loue avec des connaissances, dont André, un chalet à l’été 1972. André résume les discussions qui les animent et d’où naîtra l’idée de la commune : « Nous sommes heureux les fins de semaine où nous partageons la bouffe, élevons ensemble les enfants, vivons en commun des relations affectives : comment être en fin de semaine tout le temps ? Le système nous tient parce qu’il nous inscrit dans des rouages de consommation. Nous n’avons pas chacun besoin d’une télévision, d’un réfrigérateur, d’un poêle, etc. Nous devons apprendre à réduire nos besoins et à consommer collectivement. La vraie aventure consiste à changer notre mode de vie, à expérimenter de nouvelles façons de vivre. » La commune est fondée. Même s’ils ont un revenu per capita à peine supérieur à celui du Tiers-Monde, la commune, qui a une piscine, est jugée luxueuse par le réseau contre-culturel québécois et américain. Car, en plus de l’assurance-chômage et du B.S., la commune – qui a eu entre vingt et quarante membres et où une soixantaine de personnes sont demeurées au moins six mois – vit de revenus que retirent ceux qui obtiennent des piges à Montréal. André demeure à plein temps à la commune où il est bûcheron et où il s’occupe plus particulièrement des enfants. Il ne subit donc pas les tiraillements de ceux qui, pour subventionner la commune, doivent, quelques jours par semaine, faire un travail non valorisé dans un système méprisé. André vit les plus belles années de sa vie. « C’est le paradis. Les enfants, complètement libres, sans école et sans aucune contrainte, jouent tout le temps, vivent dans le plaisir, la jouissance. C’est le bonheur. Ce sont des fêtes continuelles, des discussions continuelles sur les tâches quotidiennes, les rapports inter-personnels. » André est convaincu d’y vivre jusqu’à la fin de ses jours ou, encore, jusqu’à l’apocalypse à laquelle il croit passionnément (se fondant sur les projections du Club de Rome, il est certain que l’Occident suicidaire réalisera ce qu’il prophétise). D’ici là, André veut vivre dans le plaisir même si, pour plusieurs, la commune est peu à peu vécue comme étouffante, oppressante, dévorante. Le nous communal est fort : la commune veut, décide, est jalouse… L’individu se sent perdu, bouffé par la commune. Peut-on briser ce sentiment d’étouffement en devenant un village ? Une grande fête, à laquelle tous les lecteurs de Mainmise sont invités, est préparée dans l’exaltation : le nous de la commune doit devenir un village et s’étendre à la planète entière. Malgré la mort de deux enfants qui obscurcit l’atmosphère, la fête se poursuit avec une très grande intensité. Alors qu’auparavant l’intégration se faisait sur une base individuelle, la commune, en vue de devenir village, accepte d’un seul coup vingt nouveaux membres et double sa population : cette décision marque le début de l’éclatement, de la fin de la commune. Pierre Maheu avait reconnu la possi­bilité de cette issue dans une curieuse phrase où il passe abruptement, sans transition, d’une analyse du nous à l’utopie : « Pour former un nous, on fait inévitablement un intérieur et un extérieur, pour pénétrer le groupe, le nouvel arrivant doit d’une façon briser le nous préalable et en créer un nouveau dont il fait partie. Ça devient une question de mesure : aller trop vite, en prendre plus qu’on peut, ça ferait péter le nous, aller trop lentement le sclérose. Et maintenant, publier, inviter à la fête et appeler au village, c’est risquer tout. Il y a deux ans, nous rêvions d’une commune, aujourd’hui, le fait d’en être une nous force à rêver d’un village, d’un réseau de communes et de villages, de la Terre Une. C’est la logique interne de l’affaire qui fait ça. L’amour est expansion [14]. »

 

Les expériences de commune sont nombreuses et diversifiées. Suzanne vit durant deux ans les valeurs de partage et de charité dans une communauté de base chrétienne. François, après l’occupation du CEGEP, quitte sa famille et va vivre avec des gars et des filles dans une petite maison de Sainte-Thérèse. « C’est la grosse vie, dit-il : débats politiques, musique, drogues douces, partys, amours, sexe… Je me libère de la famille et de ma formation classique. » Micheline, devenue lesbienne radicale, vit en communauté avec les membres d’un groupe de théâtre. C’est « excel­lent, beau, extraordinaire » : la subversion, la liberté d’imagination et d’expression, l’ardeur, l’énergie et la folie créatrice sont partagés dans un trip perpétuel. Par l’intermédiaire de ce groupe de théâtre, elle découvre aussi un autre milieu (le Plateau Mont-Royal), un milieu de créateurs et d’artistes fort différent de celui d’où elle provient (Outremont) et où prévalent les études, la carrière, le 9 à 5. Mais ce « nous » communal se définit aussi en opposition : aux hommes, ces ennemis ; aux féministes inconséquentes, celles qui ne sont pas lesbiennes radicales. À la fin, ce groupe ne produit que des pièces lesbiennes pour un public lesbien. Cette période, où Micheline devient confiante dans ses capacités créatrices, est maintenant sévèrement jugée : « C’est une période d’adolescence, période extraordinaire mais troublée. Pas centrées, pas matures, déséquilibrées émotivement, complètement marginalisées, toujours sur l’alcool et la drogue, nous allions de capotage en capotage, chacune faisant à tour de rôle sa crise dans un climat hystérique. »

 

Recherche d’une communauté perdue, mais aussi recherche d’un vécu autre que celui de nos parents. Nous avons été élevés dans des familles stables, avec ce que cela implique de sécurité affective, de chaleur partagée et de contraintes. Nous sommes à la fois les effets et les agents de la crise de cette famille. Nous avons à peu près tout essayé, du couple ouvert (respecter l’autre dans ses désirs et combattre sa propre jalousie) à l’une ou l’autre forme de commune. Nous avons vécu nos désirs, notre sexualité dans la séduction et le plaisir, sacrifiant ou remettant souvent à plus tard la procréation. Les femmes ont questionné les rapports entre sexes, soumettant les hommes à une critique sévère de leurs attitudes, de leurs comportements. Chacun a vécu profondément, dans sa chair et ses émotions, cette crise de la famille, du couple, quel que soit son cheminement personnel : du groupe mixte au féminisme ; du groupe féministe à l’organisation politique mixte ; d’un groupe politique à la contre-culture ; de la commune à l’organisation m.-l. Et, à travers ces diverses et contradictoires expérimentations, se joue aussi la recherche de la sécurité et de la chaleur affectives que, malgré et à travers ses contraintes, apportaient les familles traditionnelles aux enfants que nous étions.

 

Dans ces temps troublés, les organisations m.-l. répondent à un besoin de sécurité. Jules, avec ses camarades de l’A.P.L.Q., accepte le processus de rééducation et d’autocritique de la Ligue. Le groupe d’amis est divisé en sous-groupes chapeautés chacun par un responsable de la Ligue. Durant six mois, ils se rencontrent deux à trois fois par semaine pour discuter de textes (le Manifeste de la Ligue, les textes de Mao sur l’attitude des intellectuels, la ligne de masse, etc.) et du récit de vie de chacun. Car chaque membre doit raconter par écrit sa vie et est appelé à s’autocritiquer et à critiquer les autres, cherchant les raisons psychologiques d’une attitude, d’un com­portement intellectuels qui les ont placés en marge de la classe ouvrière. Pendant cette période, la Ligue s’empare du matériel d’imprimerie de l’A.P.L.Q. et le réorganise à ses propres fins. Peu à peu chaque membre est encouragé à solliciter tel ou tel emploi. Jules vit alors ce processus comme une « libération du questionnement perpétuel » et comme une « révélation » sur la voie de la révolution tandis que maintenant il le perçoit comme un « lavage de cerveau ». Dans ce processus, dit-il, nos capacités de travail intellectuel ont été amoindries, de grands pans de ce que nous avions pensé et de la façon dont nous avions fonctionné ont été effacés : « Nous nous sommes convaincus que nous étions des trous de cul devant être rééduqués auprès de la classe ouvrière. » Deux membres n’ont pu rallier la Ligue. Jules reconnaît maintenant que c’était déjà décidé avant le processus de rééducation : l’un, prêt à beaucoup de concessions pour rallier la Ligue, était détesté de la direction ; l’autre, militant éprouvé, marxiste habile et leader expérimenté, était un opposant éventuel dont on voulait se débarrasser. Ils deviendront les boucs émissaires du groupe. La Ligue, suscitant et utilisant les critiques des amis, les avait placés dans une situation telle qu’ils devaient s’exclure. Ceux qui, comme Jules, s’illustraient le plus dans la critique et l’autocritique étaient appelés à devenir camarades tandis que ceux qui étaient moins intransigeants avec eux-mêmes et les autres durent faire un stage comme sympa­thisant à la fin de ce long processus. La Ligue prit soin de les orienter sur des lieux de travail distincts, de les embrigader dans des cellules et des régions différentes, de les éparpiller afin d’empêcher que des liens d’amitié se renouent et qu’une opposition puisse naître de ce passé commun. Le futur P.C.O. peut alors fonctionner comme une armée avec des militants disciplinés, convaincus, bien intégrés.

 

Serge quitte allégrement le C.I.P. pour passer avec enthousiasme à En lutte ! Malgré l’humiliation ressentie au premier congrès lorsque ses positions sont systéma­tiquement démolies par le secrétaire général, il demeure fidèle à l’organisation. Pendant deux ans, il « intériorise » les textes de la direction et n’intervient plus qu’au comité de rédaction du journal. Les débats, dit-il, sont des moyens pour comprendre ce que la direction met dans les textes : on ne discute pas du contenu du texte, mais de sa compréhension pour mieux convaincre les autres. Serge, journaliste, est respon­sable du secteur culturel, puis syndical. À ce titre, il se promène avec plaisir à travers le pays pour rencontrer militants, sympathisants, informateurs. C’est une tâche pénarde : il ne diffuse pas le journal et n’assume pas le poids des responsabilités de la direction. Il se valorise d’être un « révolutionnaire de la première heure ». Il tient à cette image et aux amis qu’il a dans l’organisation. Il travaille comme chargé de cours, mais ce boulot est inimportant par rapport à son activité militante : il récite aux étudiants ce qu’il a discuté au comité du journal sans investir dans son enseignement. Durant toute cette époque, il y a des choses qui résistent en lui malgré son adhésion : il sort dans des boîtes, remet ses textes en retard, ne lit pas des bulletins internes, se réserve de petites niches avec sa blonde (week-ends dans de petites auberges) et cache des sous qu’il pourrait donner à l’organisation. Avec la mauvaise conscience de celui qui n’est pas assez bon militant, il s’autocritique publiquement, s’auto-flagèle, mais n’arrive pas à se corriger : ça résiste. Mais cette résistance demeure larvée : il ne prend jamais de position autonome, s’arrangeant pour ne pas « se faire taper sur les doigts », pour ne pas revivre l’humiliation du premier congrès. Aujourd’hui, il voit En lutte ! comme une « auto-tromperie collective », une « immense aberration », « quel­que chose qui retardait sur le contexte socio-culturel de l’époque », un « recul » par rapport à l’effervescence des années ’60 et du début des années ’70 : rapports hommes-femmes, parents-enfants et individus-groupe, sexualité, plaisirs… En lutte ! constituait une réponse sécurisante à l’angoisse d’une génération aux prises avec un univers socio-culturel en pleine mutation. Durant cette période, il a régressé aux niveaux intellectuel, moral, affectif et sexuel. Le discours m.-l., qui reprenait celui des années ’30, reproduisait l’aberration catholique : même conception du pouvoir hiérarchique et autoritaire, même morale de discipline et de culpabilité, mêmes confessions (auto­critiques), même type d’action (convaincre les autres de la vérité), même rapport aux textes (y niche la vérité)…

 

Entre l’organisation m.-l., le nous communal et le P.Q., il y a évidemment des différences. Gérald, qui passe du F.L.Q. au P.Q., trouve dans celui-ci « des gens intéressants, honnêtes intellectuellement, qui veulent que les choses avancent ». Il reconnaît la force d’un mouvement qui a des assises dans toute la population du Québec et qui s’étend. Les relations interpersonnelles y sont plaisantes par opposition à l’atmosphère malsaine vécue dans les groupes de gauche que le sectarisme conduit à des divisions perpétuelles. Naturellement, le P.Q. qui obtient l’appui d’une majorité dans la population est moins renfermé et intégrateur que les organisations m.-l. isolées, quoique, lors du référendum, des familles, des amis et des collègues se sont profondément divisés sur l’alternative proposée, quoique les partisans de la souve­raineté furent souvent jugés sectaires et idéalistes par les militants du fédéralisme.

 

La commune où vit Pierre Maheu est fortement intégratrice. Coupés de la ville et isolés du village, ils partagent tout, affection, sexualité, enfants, revenus,… Ils condamnent le système et méprisent les consommateurs qui y sont aliénés, même si leur survie en dépend (B.S., assurance-chômage, piges). Ils font partie d’un courant, celui de Mainmise, mais le nous est tissé si serré que lorsque, étouffants, ils l’ouvrent à d’autres qui adhèrent aux mêmes valeurs et à la même idéologie, le nous éclate, y compris les couples qui s’y étaient constitués. Le nous communal, comme celui de la famille traditionnelle, est un univers clos qui ne s’aère qu’en se brisant.

 

La commune n’est pas militante, même si la fête, qui entraînera sa disparition, est un geste de prosélytisme. L’organisation militante, dans la mesure où le radicalisme de ses positions la coupe de ceux-là même qu’elle veut convaincre, développe une très forte intégration et uniformisation de ses membres. Les tables rondes des militantes du F.L.F. et du Centre des Femmes en donnent moult exemples : « Mais à l’époque aussi, tout le monde était tellement contre nous, qu’on avait besoin, je pense, de ces normes-là. Sortir toutes ensemble dans la rue nous rapprochait, nous donnait une force, parce que tout le monde était contre nous, tout le monde… C’était dur de vivre ça comme individu. On se sentait bien plus fortes en étant toutes pareilles [15]. » Isolées, défendant une vision particulière qu’elles veulent généraliser, elles s’imposent des normes pour se cuirasser contre l’autre hostile, aliéné ou incompréhensif. « Ah ! Il fallait des critères… Je me souviens de mon amie Catherine qui voulait vraiment s’intégrer […]. Mais comme elle pensait peut-être partir l’année suivante avec son chum en Amérique du Sud, on a dit : ‘On ne peut pas t’intégrer dans ces conditions car nous, vois-tu, on est une organisation d’extrême-gauche à long terme… [RIRES] Donc on ne peut pas prendre quelqu’un qui risque de partir l’année prochaine [16].’ »

 

Pour ceux qui remplissent une fonction officielle, le militantisme peut même conduire à un état quasi schizophrène. Après avoir travaillé à temps plein sur un dossier pour la C.E.Q., Monique en fait le bilan suivant : « Je me suis enfermée dans mes propres objectifs, me coupant de la réalité. Complètement happée par ma fonc­tion d’organisatrice nationale, je deviens une police d’assurance pour mes collègues et une inconnue pour les étudiants. Collègues et étudiants ne participent d’ailleurs pas à la lutte que j’organise au sommet. Lorsque je cesserai tout militan­tisme, aucun professeur n’acceptera de me remplacer comme délégué syndical. »

 

Cet écart, ce fossé entre le militant et ceux qu’il désire convertir est affirmé fréquemment et de diverses façons. Nicole, lorsqu’elle entre à En lutte !, se discrédite auprès des groupes populaires et des comités de condition féminine où elles œuvraient jusque-là. De plus, son militantisme lui enlève du temps pour être avec son – mari, ses enfants, sa famille élargie, ses voisins. Au lieu de la rapprocher des masses qu’En lutte ! veut représenter, son entrée dans cette organisation, juge-t-elle, l’en éloigne. Guy, après l’éclatement de Mobilisation, poursuit son travail à l’hôpital où il est implanté pour subvenir à ses besoins. Il continue de s’impliquer comme directeur du bulletin du comité des travailleurs. Il remplace à l’occasion sur les postes dangereux les vieilles préposées qui ont des problèmes de santé et les défend face aux tracasseries du directeur. Il se sent en harmonie avec ses convictions politiques et davantage accepté par ses consœurs de travail : il ne vend plus, dit-il, de salade, n’est plus un missionnaire ; il est devenu une personne-ressource.

 

Certains iront vivre avec les travailleurs, non pas pour s’implanter, mais pour confronter leur vision politique à la leur. Yolande, d’origine bourgeoise, qui a milité au F.L.F. et dans des groupes populaires, travaille durant un hiver chez Bell. Elle s’aperçoit alors qu’elle est incapable de communiquer avec les téléphonistes : elle se sent totalement étrangère à leurs préoccupations quotidiennes. Lucie, qui a œuvré dans des groupes populaires, devient préposée aux bénéficiaires à l’hôpital Notre-Dame. Même si l’hôpital est truffé de militants de divers groupes politiques, elle ne s’y identifie pas et observe les travailleurs. « Ils nous écoutent gentiment lorsque nous leur expliquons la nécessité du socialisme, mais que veulent-ils en réalité ? » Elle ne le sait pas. Elle découvre leur indifférence pour le parti socialiste : comment boucler le budget est leur préoccupation.

 

L’organisation, l’intermédiaire obligé entre le militant et l’autre recherché, était d’autant plus contraignante pour les individus que ses positions étaient radicales, donc minoritaires dans la population. Les organisations politiques constituaient de puis­sants lieux de socialisation : les militants passionnés s’éloignaient de leur famille et de leurs amis antérieurs pour ne vivre qu’avec les gens de l’organisation qui devenaient famille et amis. Mais pourquoi le militant acceptait-t-il ces contraintes et cette marginalisation sinon pour retrouver la chaleur, la sécurité affective et intellectuelle, l’esprit communautaire qui prévalaient dans la famille traditionnelle, l’église et les institutions canadiennes-françaises ? Toute communauté contraint nécessairement les individus qui y vivent : la chaleur communautaire est inséparable de la restriction des libertés individuelles. Dans le froid et atomisé monde moderne, chacun est libre de satisfaire ses besoins et ses désirs pourvu qu’il n’attente pas aux biens et à la vie d’autrui ; dans la chaude communauté de nos ancêtres, la place et le sens de chacun étaient définis une fois pour toute par la communauté. Les militants ont tenté de recréer cet univers révolu.

Chapitre VI

Le pouvoir omniprésent

 

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Le pouvoir est force, violence, coercition. Lorsque la police municipale de Drapeau réprime brutalement les manifestations dans les années ’60 ou lorsque Trudeau envoie l’armée au Québec et fait arrêter des centaines de militants en octobre ’70, on est confronté à ce type de pouvoir. Plusieurs militants ont été marqués par ces confrontations. Guy est membre du R.I.N. et participe à ses diverses activités, dont la manifestation contre la guerre au Vietnam. La police charge alors avec des chevaux et transforme cette manifestation en une chasse sanglante contre les manifestants : cette action policière stigmatisera dorénavant pour lui le pouvoir d’État.

 

Nous ne vivons pas sous une dictature. Le pouvoir, dont les instruments sont l’appareil judiciaire, la police et l’armée, est latent au Québec : la majorité des Québé­cois adhère au système. Drapeau, qui interdit les manifestations à Montréal jusqu’à ce que la cour suprême déclare sa loi inconstitutionnelle, et Trudeau, qui proclame la loi sur les mesures de guerre, sont élus par la majorité. Au Québec, toute politique doit affronter la question de l’hégémonie. Comment les indépendantistes peuvent-ils soustraire la majorité des Québécois à l’influence des fédéralistes ? Comment les féministes peuvent-elles convaincre leurs consœurs de combattre le pouvoir mâle accepté ? Comment les m.-l. peuvent-ils convertir un prolétariat qui croit aux vertus du capitalisme ? Comment les militants peuvent-ils persuader une majorité qu’ils n’influencent pas ? La persuasion, dont le modèle le plus simple est le rapport pédagogique maître/élève, s’exerce par l’intermédiaire d’organisations et d’institutions hiérarchisées. Le maître est le dernier échelon d’une hiérarchie (directeur d’école, commission scolaire, ministère de l’Éducation) qui délimite sa marge de manœuvre et sa liberté d’expression. Les militants ont tous à un moment où l’autre médité sur la puissance des influences et des hiérarchies contraires à leurs aspirations, tout en espérant que la ligne vraie prévale sur l’erreur, la justice sur l’injustice, la révolte sur l’oppression, non pas dans l’au-delà promis dans le sermon de la montagne, mais sur cette terre et dans notre histoire.

 

Lorsque les militants commencent à questionner leur engagement politique, ils interrogent le pouvoir qui se déploie au sein de leur organisation. Il ne s’agit pas du pouvoir de contrainte – ce sont des associations volontaires – mais du pouvoir qui se manifeste dans la persuasion et dans la hiérarchie. Celui qui a un certain savoir et des capacités pour l’exprimer exerce, comme le professeur, un certain pouvoir sur l’autre. Mais ce pouvoir de persuasion présuppose l’égalité formelle entre individus : l’autre peut aussi argumenter, il est libre d’adhérer à telle ou telle argumentation, il peut théoriquement s’approprier le savoir du maître et devenir son égal. Raymonde, même si elle ne travaille pas à la garderie Saint-Michel, dirige en sous main la lutte contre les m.-l. à S.O.S. garderies. L’échec de cette bataille entraîne les monitrices de la garderie et les femmes du carrefour Saint-Michel où Raymonde travaille à critiquer leurs pratiques antérieures qui les coupaient des milieux populaires et à désapprouver Raymonde qui avait été leur leader. « Ma facilité de globaliser et de théoriser, dit-elle, me permettait jusqu’alors d’intégrer à mon système toutes les paroles des autres, de dominer théoriquement les femmes que je rendais impuissantes. Celles-ci, qui avaient une plus grande expérience que moi, même si elles n’avaient pas une semblable formation théorique, se reprennent en main et combattent l’influence que j’exerçais sur elles. » Raymonde n’a pas perdu sa supériorité théorique, mais l’échec de sa bataille remet en question la validité de celle-ci : les autres femmes retrouvent leur pouvoir d’argumentation et clouent au pilori l’objet de leur admiration antérieure. Ce processus se vit dans tous les groupes soumis à une sévère défaite : les leaders qu’on avait statufiés sont déboulonnés et jetés en bas de leur piédestal ; les héros idéolo­giques d’hier deviennent les boucs émissaires contre lesquels on crie haro. Car le pouvoir lié à un savoir et a une capacité de communication peut être facilement renversé lorsque des échecs en révèlent les failles et la fragilité.

 

Le savoir est un pouvoir qui peut aussi détruire. Lucie fait partie d’un comité qui s’est constitué clandestinement, au sein de l’organisation péquiste du comté de Saint-Jacques, pour étudier le Capital de Karl Marx. Elle devient amoureuse d’un des leaders du comité qui entretient de multiples relations et préconise la libération sexuelle. Lors de la crise d’Octobre, le groupe se démantèle : chacun devient paranoïaque et se méfie de l’autre, y compris son amoureux de Lucie. Admirative de ses leaders dont son amoureux, elle comprend peu leurs abstraits débats sur le Capital, ne saisit pas les raisons de la paranoïa aiguë qui fait disparaître le groupe, est incapable de vivre à la hauteur de la libération sexuelle prônée par son amoureux et ne voit pas clairement la domination intellectuelle que les leaders exercent sur elle. Elle se sent ignorante, impuissante, dépassée et bousculée par des forces qu’elle ne contrôle pas. Elle ne maîtrise plus sa vie. Elle se méprise, se dévalorise et entre dans une profonde dépression : elle évitera de justesse le suicide, une nuit.

 

Yolande, après l’éclatement du F.L.F., entre comme bénévole puis comme permanente à la Librairie progressiste, espérant y trouver l’articulation politique qu’elle recherche. Elle aurait aimé lire le Capital et en discuter, mais les gars affirment que la formation s’effectue par les réunions, les gestes posés, les décisions prises, les analyses concrètes effectuées. Au début, avec une vieille connaissance, elle discute de textes qu’ils préparent en commun et qu’elle rédige : elle se sent encouragée à s’exprimer. Mais, pour diverses raisons, cet ami, dont elle se sentait proche, quitte l’organisation. Elle se retrouve seule face à sept gars qui mangent ensemble à la taverne, qui ne la respectent pas dans ce qu’elle dit (elle doit crier pour être entendue), qui ont toujours raison. contre elle, qui exercent un pouvoir qu’ils ne désirent pas partager. Yolande critique leur magouillage (ils veulent s’emparer de l’A.P.L.Q. par des moyens détournés), leurs discours pro-ouvriers même s’ils n’ont aucun contact avec eux, leur mâle chauvinisme… Elle décide de lutter de l’intérieur de la Librairie et n’ose parler à personne de ce qu’elle vit de crainte de tomber dans l’anticommunisme. À la fin, le groupe de gars l’exclut. Manquant d’analyses et de recul, elle prend tous leurs blâmes sur elle, se démolit et entre en dépression.

 

Le savoir, s’il peut être un instrument d’oppression, peut aussi libérer. Lise participe aux tables de formation mises sur pied par les groupes m.-l. La grille religieuse étant disparue, elle sent le besoin de se donner une nouvelle conception du monde pour mieux comprendre la réalité socio-politique. Mais, dans cet appren­tissage, elle ne perd jamais son autonomie face aux intellectuels m.-l. dont elle juge la théorie abstraite et éloignée de la vie quotidienne de chacun. Thérèse, qui est ména­gère, s’ennuie à la maison, mais ne veut pas aller travailler comme simple secrétaire. Avide de connaissances, elle milite durant trois ans au comité de la condition féminine de la C.E.Q. qui s’est élargi aux ménagères, puis un an à la Ligue. Même si elle s’y sent incomprise et rejetée, elle insiste pour affirmer que le militantisme constitue sa véritable école de formation. D’ailleurs, en général, ceux qui n’ont pas de formation collégiale apprécient les connaissances acquises dans les organisations militantes tandis que les autres, surtout ceux qui jugent avoir sacrifié des études universitaires au militantisme, minimiseront l’expérience obtenue durant ces années.

 

Ceux qui ont joui de ce pouvoir l’évaluent différemment. Claude, qui a été président d’un des conseils centraux de la C.S.N., retirait une jouissance d’influencer les gens, de contrôler les événements : « C’est un power trip mais c’est normal de vouloir se sentir valorisé dans ce que l’on fait. » Rosaire, un des partisans les plus articulés du syndicalisme de combat, juge très durement l’influence qu’il a exercée : « C’est un trip de pouvoir parmi des tripeux de pouvoir. Tu manipules et tu es manipulé. Les militants ne vivent pas dans leur quotidien ce qu’ils charrient dans leurs discours. Ceux-ci constituent de fait une arme terroriste pour emprisonner ton monde. Je voulais les faire penser comme moi : j’en avais assez vendu de salade, j’ai quitté. » La plupart des dirigeants partagent plutôt le jugement de Rosaire et se sentent encore coupables lorsqu’ils repensent au leadership exercé. C’est un jeu de pouvoirs où se vivent compétitions, rivalités, luttes de prestige. Monique remplace pendant quatre mois une permanente à la C.E.Q. Elle trouve très éprouvante cette expérience : « C’est une struggle for life de chaque permanent pour défendre son propre dossier et accroître son pouvoir au sein de la hiérarchie. » Les prises de décisions renvoient à des rapports de forces alors que l’idéaliste Monique aurait désiré qu’elles ne soient conformes qu’à la raison et aux valeurs partagées.

 

Claude et Rosaire, s’ils évaluent différemment leurs propres trips de pouvoir, por­tent un jugement similaire sur le pouvoir hiérarchique. Les appareils, dit le premier, y compris ceux de gauche, récupèrent toute contestation en vue de leur propre repro­duction. Les organisations progressistes, dit le second, fonctionnent selon le même type de hiérarchie que le système qu’elles dénoncent.

 

La plupart des militants, en racontant leurs expériences, passent de l’influence comme pouvoir à celui de la hiérarchie sans clairement distinguer l’un de l’autre. Patrick, qui a participé à un cercle de lectures, décide de devenir membre d’En lutte ! Après trois demandes écrites, complétées et modifiées, soumises à trois représentants différents du comité central (les responsables régionaux se succèdent rapidement), demandes où il fait le bilan de sa vie militante, tant d’un point de vue personnel que politique, Patrick est enfin accepté par l’organisation. À la première réunion du noyau des trois membres constitutifs de la cellule, Patrick est élu secrétaire à deux voix contre une et bat l’ancienne responsable avec qui il sera en conflit continuel jusqu’à la fin de l’expérience. À partir de cette élection, la nature de son militantisme change. Il doit participer aux conférences, aux congrès régionaux et nationaux, se prononcer sur des questions de programme et de finance, dans un milieu dominé par les ténors de Montréal et où les gens comme lui, qui proviennent de régions périphériques, sentent qu’ils n’ont pas de place, ni vraiment droit à la parole.

 

Comme secrétaire, il a tous les pouvoirs au niveau de la cellule dont il doit coordonner le travail des membres. Il doit répondre aux nombreuses et tatillonnes exigences bureaucratiques du centre : rapports sur le niveau politique (nombres de débats, les thèmes discutés, les positions adoptées), sur les activités, sur les finances, sur la diffusion du journal, etc. Ce travail épuisant de secrétaire fait que Patrick perd tout contact direct avec les masses. Patrick est étonné de la rapidité de la dissolution d’En lutte ! à laquelle il s’oppose : dans leur région, ils sont en pleine expansion et ne se sentent pas brûlés.

 

La contestation étudiante avait déjà remis en question la hiérarchie : participer, c’est se faire fourrer ; les professeurs doivent être sur un pied d’égalité avec les étudiants ; les associations étudiantes, qui avaient pourtant joué un grand rôle dans l’occupation, sont jetées par terre. La fête vécue dans l’occupation, la vraie vie pour les contestataires, s’oppose à toute institution, à toute organisation, à toute hiérarchie. Les féministes, qui ont été soumises dans les organisations mixtes et dans leur vie de couple à la domination mâle, critiquent l’influence comme pouvoir. Cette critique sera reprise par des militants de sexe masculin.

 

Lorsque la majorité des militants de Mobilisation passe à la Ligue, cinq ou six responsables de cellules, dont Guy, qui ne partagent pas leur position, se constituent en fraction, justifiée par de longues citations de Lénine, et mènent durant huit mois une tactique d’usure du débat. Chacun perd successivement la responsabilité de sa cellule, la possibilité d’écrire dans le bulletin interne de Mobilisation puis son droit de vote, mais la majorité doit diffuser leurs textes de démission. Les exclus, ayant perdu leur raison d’être, en manque d’actions et de pensées structurantes, en profonde crise, menacés de dépression pour certains, se retrouvent ensemble et se réunissent une fois par semaine durant un an et demi. Les réunions centrées sur les questions de lignes et de bonnes interprétations de textes se transforment peu à peu en rencontres où ils discutent des liens entre vie politique et vie personnelle. Ils découvrent, entre autres, que l’organisation militante reproduit le pouvoir en son sein, que le savoir m.-l. peut donner un pouvoir sur d’autres individus, qu’ils ont des rapports de domination entre eux. Leur cheminement est influencé par les femmes du CAP Saint-Michel, dont la compagne de Guy, qui sont déjà très avancées dans une démarche d’auto conscience liant vie publique et vie privée.

 

Une bonne partie des femmes du F.L.F. et du Centre des Femmes proviennent de groupes mixtes où elles ont vécu la discrimination sexuelle. N’ayant jamais exercé le pouvoir, disent-elles, le pouvoir étant un attribut mâle, elles cherchent à fonder des groupes dont serait exclu tout rapport de domination. Le Centre des Femmes refuse toute hiérarchie : « On ne voulait pas, avoir de patrons entre femmes ; on ne voulait pas de personnes qui prennent le leadership de façon officielle. C’était des leaderships de sous-groupes, de sous-comités. Je me rappelle qu’on a eu des problèmes à un moment donné : on se sentait manipulées par un autre sous-groupe. On passait beaucoup de temps à se défendre de cela [17]… » Mais cette grande volonté démocra­tique conduisait à des aberrations organisationnelles : « Il y avait un problème de leadership. Jacynthe parle de grande démocratie au Centre des Femmes. C’était vrai : mais en même temps, on avait des formes d’organisation absolument anti-démocra­tiques. On était douze au Centre des Femmes, mais il y avait un comité de coordination. Est-ce croyable ? (RIRES) Un comité qui n’était pas élu, qui était là depuis le début, parce que c’étaient les filles les plus capables […]. Imaginez le fonctionnement : il y avait une rencontre du comité de coordination qui réglait, discu­tait de toutes les questions et il y avait, parallèlement à cela, une assemblée générale de tout le monde… (RIRES) [18]. »

 

Comment se fait-il que de nombreux étudiants qui avaient occupé les CEGEPs et que la majorité des militantes du Centre des Femmes – qui partageaient en commun la douce utopie d’un monde sans hiérarchie et sans pouvoir d’influence – passent à des organisations m.-l. hiérarchisées comme l’armée ? Évidemment, ces organisations répondent aux incertitudes de chacun et, contrairement aux leaders étudiants et féministes qui « n’avaient pas de réponses, seulement des questions [19] », fournissent les questions et leurs réponses.

 

Elles offrent aussi une hiérarchie claire où chacun peut se situer : « C’était des chefs élus (enfin, fallait voir comment ils étaient élus, mais là c’est une autre question). C’était des chefs élus, reconnus par tout le monde. C’était clair. On pouvait les haïr, les critiquer, les démolir même, comme on l’a fait d’ailleurs, mais c’était clair. Ce n’était pas ce que j’avais vécu au Centre des Femmes. ‘Oui, t’es une chef, reste une chef mais ne sois pas une chef.’ Qu’est-ce que ça veut dire ça [20] ? »

 

Hannah Arendt distingue trois formes de pouvoir : la persuasion, l’autorité hiérarchique et la coercition [21]. Or la plupart des ex-militants passent, comme je l’ai d’ailleurs fait moi-même [22], de l’une à l’autre comme s’il n’y avait aucune différence de nature entre elles. Si on peut toujours poursuivre l’utopie d’une société qui ne reposerait pas sur la violence, comment penser un rapport humain où il n’y aurait pas de persuasion et un regroupement stable d’individus sans hiérarchie ? En confondant ces trois types de pouvoir, en les recouvrant d’une même méfiance et réprobation, l’ex-militant peut se replier sur lui-même et s’isoler, se défendant de tout engagement social qui pourrait entraver son autonomie ou celle des autres, de tout engagement où il pourrait réellement confronter sa liberté à celle des autres.

Chapitre VII

Comme une peine d’amour

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Pour certains, le militantisme n’est pas une priorité. Aussi la rupture avec celui-ci, même si elle peut être vécue durement, ne conduit pas à une remise en question radicale de l’être. Joseph milite durant trois ans comme secrétaire à la section N.D.G. du R.I.N. naissant. La section compte de 20 à 30 membres, donc cinq ou six militants. Ceux-ci font du porte à porte, expliquent l’indépendance à qui veut bien les écouter, laissent un journal aux intéressés. Après avoir contacté des gens sympathisants à qui on envoie le journal gratuitement depuis un an ou deux, une demande de souscrip­tions est postée à une centaine d’entre eux : un seul répond et le chèque s’avère sans fond. Profondément découragé, Joseph juge insensé de militer dans un comté anglophone comme N.D.G. Il découvre en même temps qu’il n’a pas le tempérament du militant, du « vendeur ». À 33 ans, il cesse de militer même s’il conserve sa carte de membre du R.I.N. et même s’il s’inscrit au P.Q. en ’73 : son ardeur était tombée. Maintenant, à 55 ans, il tient un discours proche de celui de Johnson.

 

Pierrette milite au P.Q. depuis le début, mais à temps partiel. Ses priorités sont ailleurs : l’éducation de ses enfants et son travail d’enseignante. Elle explique son type d’engagement par trois ordres de raison différents. Elle ne s’implique totalement que dans ce qu’elle peut contrôler. De plus elle œuvre dans un parti, le P.Q., dont l’essen­tiel du travail s’effectue durant les périodes électorales, sauf pour les campagnes de financement dont s’occupe son mari, mais pas elle. Pierrette, qui ne se définit pas comme féministe et qui, au contraire, a été publiquement et impitoyablement rabrouée parce qu’elle manifestait certaines réticences lors du débat qui a suivi la représentation de la pièce Les fées ont soif, explique ainsi pourquoi son mari est plus militant qu’elle : « Je réalise que pour une mère, c’est plus compliqué de s’engager totalement. Ce que la famille mange le soir est une préoccupation quotidienne. Les enfants, même s’ils sont des adolescents, ont besoin de quelqu’un pour parler. Le partage des tâches, dont on parle tant, ne s’effectue pas véritablement. Si je regarde ailleurs, chez des couples amis par exemple, partout c’est la même chose : la responsabilité des enfants, l’organisation de ce qui est nécessaire à leur vie, à leur développement relèvent exclusivement de la mère, que celle-ci ne veuille pas partager ce contrôle ou que le père se désintéresse de cette indispensable planification de la vie quotidienne. Le potentiel des femmes, qui sont mères, ne peut pas ainsi se développer suffisamment. »

 

Le résultat du référendum estomaque Pierrette. Elle questionne alors la stratégie de l’étapisme, mais continue de militer comme auparavant. Elle décroche complè­tement en 1982 lors de la ronde de négociations dans le secteur public et para-public. Même si elle n’est pas impliquée dans le syndicat (« je n’ai pas, dit-elle, le même langage que la C.E.Q. »), même si elle comprend les contraintes financières de l’État, elle est outrée « qu’on rabaisse les enseignants comme ça, qu’on les traite comme ça, qu’on affirme qu’ils ne travaillent pas. J’ai tellement investi d’argent, d’énergie, d’enthousiasme dans le P.Q. C’est difficile de décrocher : ça fait mal. »

 

Lorsque le militantisme est une passion, lorsqu’il est le centre d’une vie, la rupture est vécue comme une profonde peine d’amour. Rosaire perçoit la fin de la grève générale et illégale de 1972 comme un grand échec, comme une grande déception, malgré l’obtention du 100$ minimum. « Nous étions partis de rien pour aller à la grève générale », dit-il. La fin de celle-ci marque le « grand tournant », l’arrêt et la retombée du radicalisme syndical : jugement manifestement erroné, infirmé par la poursuite des luttes syndicales jusqu’à la fin des années ’70. Il est ensuite mandaté pour préparer le prochain congrès du Conseil central de Montréal (C.S.N.). Il imagine la formation de petits groupes qui discuteraient des problèmes vécus dans l’usine, le quartier, etc. Ces délibérations seraient enregistrées sous magnétoscope puis projetées en assemblée plénière en vue d’animer les discussions. Cette proposition originale est adoptée à l’unanimité par l’assemblée générale du Conseil. Mais lorsque le président de celui-ci sort de prison où il avait été enfermé suite à la grève illégale, il réussit à convoquer une assemblée spéciale qui renverse la décision prise et revient aux for­mules traditionnelles de congrès : discours du président et délibérations qui reposent sur des documents écrits préparés à l’avance. Rosaire conclut ainsi cet épisode : « Les leaders veulent que les membres pensent comme eux. Tu ne fais pas de changements globaux avec un peuple qui a le culte du pouvoir. La C.S.N. fonctionne selon le même type de hiérarchie que le système qu’elle dénonce. Elle est un câlisse d’appareil qui maintient la médiocrité au pouvoir. » Ces deux échecs s’inscrivent au sein d’actions quotidiennes qui grugent peu à peu le rêve que Rosaire cherche à faire partager aux autres : une société où les individus seraient égaux et responsables. Rosaire est revenu de certains mirages : il a pris ses distances par rapport à Cuba et une visite en Union soviétique l’a convaincu que cette société est plus aliénante que la nôtre. Il espérait que le mouvement syndical soit un catalyseur d’un changement social, politique et culturel en représentant l’ensemble des travailleurs. C’est une grosse illusion, dit-il : le syndicalisme est une police d’assurance pour ses membres qui défendent leurs privilèges dans une perspective corporatiste. Ce ressentiment face à la C.S.N., qui n’a pas rempli les espoirs que Rosaire y avait mis, est doublé par un fort sentiment de culpabilité : il se sent coupable de s’être trompé et d’avoir leurré les autres avec ses illusions. Rosaire, à vingt-neuf ans, après neuf années d’intense et passionné engagement, rompt alors avec tout et entre en dépression : « Tu ne crois plus en rien, en rien. Ta propre maison n’est plus là : c’est un trou. Tout tombe, tu flottes, tu ne sens plus ton corps, toute ta raison de vie part, toute ta connerie remonte à la surface. » Pour la première fois de sa vie, il se met à dessiner et, au bout de trois mois, organise, grâce à l’A.C.D.I., un voyage avec des amis en Amérique latine pour étudier les coopératives. Durant les deux premiers mois du voyage, il ne parle pas mais observe. Il découvre un monde où la misère relativise les problèmes d’ici : là-bas ils ont des problèmes de faim tandis qu’au Québec nous mourons d’ennui. Il découvre aussi une réalité coopérative vécue intensément car elle colle aux problèmes vitaux de la population. Il se sépare de la mère de son enfant durant ce voyage et noue une nouvelle relation amoureuse. Il revient déculpabilisé au Québec où il tentera de mettre sur pied une commune agricole. Remarquons que Rosaire se distingue par deux traits de la majorité de ceux qui ont rompu avec un militantisme passionné : il a la capacité, même en dépression, de formuler rapidement de nouveaux projets ; il conserve ses amis durant cette période de crise.

 

Claude définit ainsi son militantisme : « C’est comme une drogue, tu oublies tout le reste. C’est un engagement total et global pour une cause. » Président du Conseil central des Laurentides (C.S.N.), il s’implique à fond dans le conflit de la Commonwealth Plywood. C’est une bataille pour la reconnaissance syndicale dans une usine où les conditions de travail sont pénibles, les salaires bas, où le patron utilise des jaunes et des injonctions pour briser le syndicat naissant. Ce long conflit s’inscrit dans la conjoncture de la fin des années ’70 où les gains syndicaux semblent encore possibles et où le patronat du secteur privé a décidé d’utiliser tous les moyens pour briser le militantisme syndical. L’exécutif et le conseil confédéral de la C.S.N., jugeant le rapport de forces trop inégal, refusent la demande du syndicat local : ils ne veulent pas risquer l’existence de l’appareil syndical dans une grève générale dont l’objectif serait de contraindre l’État à abolir l’usage des injonctions et des jaunes dans les conflits de travail. Les divers intervenants dans le conflit de la Commonwealth Plywood sont convoqués devant une commission parlementaire à Québec. À la demande de l’exécutif du syndicat local, Claude accepte d’y accompagner des membres du comité de négociation de ce syndicat et des dirigeants de la C.S.N. Avec regret, larmes et humiliation, il doit cautionner la reddition qu’il vit comme une trahison des aspirations des ouvriers qu’il avait mobilisés dans la bataille. Le président du syndicat, non réembauché par l’usine, est incapable de se trouver un emploi dans la région. Claude, ayant obtenu de l’exécutif de la C.S.N. la promesse verbale que le prochain poste ouvert à la centrale serait offert au président mis à pied, ne présente pas une résolution dans ce sens au congrès de la C.S.N. qui l’aurait facilement entérinée. Il se le reprochera amèrement par la suite, l’exécutif ne tenant pas parole face à ce président qui l’avait trop dérangé par son radicalisme. Pour travailler, le président doit s’expatrier sur la Côte Nord où il meurt écrasé par un arbre. Une collecte dans les syndicats de la région des Laurentides permet de recueillir en une semaine une somme de 10 000$ pour la veuve et ses deux enfants. Déçu et amer, Claude décroche totalement du syndicalisme. Cette rupture avec le militantisme est vécue en même temps qu’une crise amoureuse : sa femme, qui durant ce temps avait cheminé parallèlement, le quitte. Claude remet tout en question : « Est-ce humain de consacrer cinq ans de sa vie à une priorité ? Une cause doit-elle être tout pour un individu ? Le bonheur doit-il dépendre d’un engagement aussi total et global ? Comment, après le départ de la femme aimée, espérer une nouvelle relation amoureuse qui serait durable ? » Claude est seul : non seulement il a perdu la femme qu’il aimait, mais tous les amis du Conseil central qui avait été durant cinq ans son principal lieu de socialisation. Pour occuper le temps devenu libre, il s’affale devant la télévision, un verre de scotch à la main, et craint de devenir débile. Après avoir broyé du noir durant trois ans, la voile devient sa planche de salut : il s’embarque durant un an dans un voyage autour du monde. Il développe alors une certaine « humilité » devant la nature qui est « incommensurablement plus forte ». Il découvre le silence et la solitude. Il apprend à s’assumer dans son intériorité et à domestiquer ses folies et ses témérités. Il développe une certaine sagesse, en faisant le point sur son passé.

 

La rupture avec le militantisme entraîne fréquemment une rupture amoureuse. Le militant s’aimait et était aimé à travers cette image de justicier à laquelle il adhérait. Se remettant en question et dénigrant ce qui auparavant le valorisait, l’ex-militant n’offre à l’autre qu’une image dérisoire de lui-même. Comment continuer d’aimer quelqu’un qui n’est plus le même et se détruit ? Le narcissisme amoureux n’y trouve plus son compte, et souvent le couple s’y défait. Serge vit une semblable crise, non pas à la suite d’un échec, mais par la disparition du groupe En lutte !, qui s’effectue pendant qu’il voyage en Europe. Il vit très mal cette dissolution. Il perd dans un même laps de temps son père idéologique (En lutte !), son père biologique (mort et enterré pendant son voyage), son amie qui tombe amoureuse d’un autre gars, ses amis militants qui se dispersent. Il entre alors en dépression, ayant l’impression d’avoir tout raté comme militant et comme homme. Son premier réflexe est de justifier son adhésion à En lutte ! par le contexte culturel et socio-politique de l’époque, par l’influence entre autres du Vietnam et de la Chine de la révolution culturelle. Par la suite, il trouvera dans sa profonde insécurité le fondement de son adhésion à En lutte ! qu’il perçoit comme une régression par rapport à l’effervescence des années soixante. Serge demeure toujours amer : « J’ai sacrifié à cette organisation les meilleures années de ma vie que j’aurais dû consacrer aux études. Au lieu d’être chargé de cours, j’aurais maintenant un travail stable et rémunérateur. » Il vit actuellement sans perspective d’avenir. Il veut assumer son impuissance et son insécurité sans les fuir dans un autre « bag ». Il se sent conforme à la présente époque.

 

Guy avait déjà connu une rupture militante en ayant été l’un de ceux qui, ne voulant pas rallier la Ligue, avaient été exclus de Mobilisation. Mais les exclus avaient bien traversé la crise, se réunissant régulièrement et menant des discussions qui les conduiront à réfléchir sur l’articulation de leurs vies publiques à leurs vies privées. Guy travaille deux ans comme préposé à l’hôpital Maisonneuve-Rosemont. Puis des amis, des militants de vieille date, le font entrer à S.U.C.O. Même si c’est une institution de gauche, les problèmes de l’individu, dit Guy, y sont écartés et la qualité de vie au travail est négligée. Les luttes politiques internes se conduisent sans tolérance, dans la compétition, avec âpreté. Comment répartir le budget ? Chacun doit faire preuve d’une super-performance pour obtenir le maximum de ressources possibles et fait pression sur les groupes ou les coopérants d’outre-mer qu’il représente pour qu’ils l’imitent. Le travail à S.U.C.O., bien rémunéré et signifiant, est aussi un travail militant qui se prolonge souvent les soirs, les fins de semaine et dont le prix à payer est les ulcères, les problèmes cardiaques. Guy juge que ces conditions de travail étaient beaucoup plus faciles à l’hôpital : « Les préposés étaient défendus par une convention collective : le capitalisme a appris qu’il avait intérêt à ce que les travailleurs récupèrent dans leurs temps libres l’énergie dépensée au travail. »

 

S.U.C.O. est en crise : l’organisme est critiqué par le gouvernement fédéral pour ses prises de positions politiques jugées trop partisanes et pour son déficit croissant. L’équipe de direction, qui avait fait engager Guy, démissionne et est remplacée par des « sociaux-démocrates » qui font l’analyse suivante. S.U.C.O., qui reçoit annuel­lement 6 000 000$ du gouvernement, fonctionne comme un groupe militant, se pose comme étendard politique des différents groupes de solidarité et admoneste ceux qui ne sont pas assez à gauche. Tout en appuyant les groupes progressistes, S.U.C.O. devrait s’en distinguer, dit la nouvelle équipe, afin de développer une image moins réfractaire au pouvoir qui le finance. S.U.C.O a aussi des problèmes de gestion. Voulant fonctionner démocratiquement, cet organisme consulte les coopérants d’outre mer qu’il soutient. Durant cette consultation qui dure six ou sept mois, des sommes sont engagées même si le montant de l’allocation gouvernementale n’est pas encore connu. Si celui-ci est moindre que prévu, S.U.C.O. n’ose réduire les sommes promises au nom de la démocratie : les déficits, provenant de l’argent des contribuables, s’accumulent donc d’année en année. La nouvelle équipe juge que les principes d’une gestion efficace devraient prévaloir sur la consultation ou, du moins, prévoir un ordre de priorités dans les coupures éventuelles.

 

Guy endosse les positions de la nouvelle direction contre ses amis pour lesquels il devient un traître dont on demande, par divers moyens, le renvoi. L’atmosphère devient vite irrespirable. Rejeté par ses vieux amis, Guy perd toute confiance en lui-même et se démolit. Compte tenu de ce qu’il vit au travail, il demande au couple qu’il forme avec sa compagne d’être un havre de paix : les frustrations non exprimées s’y accumulent. Une thérapie de couple n’empêche pas la rupture. Il entre alors dans un questionnement profond qu’il poursuit aujourd’hui. Il se sent maintenant déclassé, marginalisé, vivant dans un tissu social fort différent du vaste mouvement social et culturel des deux dernières décennies dont il a encore la nostalgie. Il aime le graphisme, mais n’a aucun diplôme : « Je devrais m’outiller à 36 ans comme si j’avais 20 ans. Il faudrait que je recommence les études. La côte est dure à remonter. Je me trouve face à des défis. En attendant, je m’accroche à mon emploi actuel pour des raisons financières. »

 

Jules caractérise ainsi son militantisme : « M’opposer d’une manière ou d’une autre au statu quo, me battre contre lui, m’impliquer contre l’exploitation et l’injustice auxquelles des gens sont soumis ; ma définition est donc subjective : militer, c’est être de gauche. » Jules affirme que le ralliement au P.C.O., dont il est membre, continue jusqu’en ’78-79. Puis ça stagne et commencent au Québec des départs individuels pour des raisons personnelles ou politiques. L’évolution de la Chine soulève de plus en plus de questions. Des groupes extérieurs, dont le Regroupement pour le Socialisme, liant ensemble socialisme et indépendance, cultivent une problématique qui questionne des membres du parti. Mais ce questionnement se développe très lentement. L’épouse de Jules, ne pouvant assumer ses préoccupations artistiques dans le parti, ne voulant plus subordonner sa vie privée à la vie politique, quitte le P.C.O. à la fin de ’81. Ce départ interroge Jules qui, quelques mois plus tard, se réunit clandes­tinement avec des anciens de l’A.P.L.Q. devenus membres du parti pour discuter de politique. Jules, qui avait été un fervent indépendantiste, s’était réfugié dans son travail syndical lors du référendum, s’abstenant ainsi de se confronter à la question. Suite aux discussions avec les amis de l’ex-A.P.L.Q., il en arrive peu à peu à la conclusion que, même d’un point de vue marxiste-léniniste, il a eu tort sur la question nationale, que la position du Regroupement est la bonne. Il relie alors la position du parti sur la question à la composition de sa direction [23]. Même si les Québécois constituent 80 % du membership du parti et même si les francophones forment près de 85 % des membres du district de la province de Québec, le pouvoir est exercé par des Canadiens anglais : tout le bureau politique est anglophone ; le comité central, qui est canadien, est essentiellement anglophone ; les anglophones sont aussi sur-représentés dans le comité de direction du district de la province de Québec dirigé par une anglophone ; la section de Montréal est aussi dirigée par un anglophone.

 

Au printemps ’82, Jules s’oppose durant une commission syndicale à la position défendue par le chef du parti qui privilégie le secteur public aux dépens du secteur privé, qui ne tient pas compte de la nouvelle conjoncture de crise économique. Le chef, mis en minorité, est appelé à faire son autocritique. Celle-ci, jugée trop faible, est rejetée par la majorité, ce que n’accepte pas le chef. Jules prend alors conscience, dit-il, que la direction ne se soumet pas aux règles qu’elle impose aux dirigés. Il espère encore à ce moment pouvoir réformer de l’intérieur le parti. Il est critiqué par la direction qui le présente comme un ancien opportuniste (indépendantiste et socia­liste) qui veut saborder le parti : les discussions avec les camarades sont fort pénibles. Durant l’été des lectures le convainquent qu’il est impossible de réformer un parti communiste : on le quitte ou il se saborde. À partir de ce moment et jusqu’à la fin de l’année, il utilise toute l’énergie qu’il mettait auparavant au service du parti à convaincre les autres camarades qu’ils se sont trompés. Après la dissolution du P.C.O., Jules remet en question toute sa vie et entre en dépression. « Je me retrouve avec rien », dit-il. Jules exerce un travail inintéressant et mal payé. Son salaire et celui de son épouse arrivent à peine à satisfaire les besoins d’une famille agrandie l’année précédente par l’arrivée d’un deuxième enfant. Son épouse questionne leur vie de couple et songe sérieusement à la séparation. Jules, fils de divorcés, est incapable d’envisager cette issue. À l’automne ’83, il arrête toute activité pendant un mois et demi : « Que faire pour gagner ma vie ? Comment trouver un travail un peu payant et intéressant ? » Jules atteint le fond de la crise. Un contrat obtenu d’une organisation syndicale lui permet de recommencer à fonctionner. Jules s’interroge toujours sur la société et sur le sens de sa vie.

 

Tous les militants ne vivent pas la rupture de façon aussi dramatique et, règle générale, les femmes semblent traverser cette crise plus rapidement, plus facilement que les hommes : occupant généralement des fonctions subalternes dans les orga­nisations mixtes et y étant soumises au pouvoir mâle, ayant généralement conservé d’autres lieux où elles s’investissent, elles se débarrassent plus aisément d’une implication qui n’a pas été très valorisante. Monique, à l’âge de 29 ans, s’implique dans le comité provincial de la C.E.Q. sur l’éducation des adultes. Elle y milite durant quatre ans, même si sa fille, qui juge sévèrement ses absences et devient très anti-syndicale, lui dit : « Tu veux améliorer la vie du monde, mais tu n’améliores pas la tienne : tu es toujours à la course. » Monique songe alors à quitter, temporairement du moins, le militantisme syndical pour s’occuper d’elle-même. Le décret de ’82 précipite sa décision : elle cesse de façon permanente toute participation à la vie syndicale. Trop de rancœur s’est accumulée : « Quand ça vient le temps de prendre les grandes décisions, tu n’es pas consultée malgré tes heures de militantisme. » La C.E.Q. a fait, dit-elle, trop de compromis dans des négociations trop longues, inutiles, épuisantes. Monique était favorable à la poursuite de la grève, qui était juste, malgré les énormes risques organisationnels et financiers que cela impliquait pour la C.E.Q. Cette défaite achève son processus de désenchantement : le syndicalisme n’est dorénavant qu’une police d’assurance pour les membres. Le militantisme se vit dans la course et la tension (on n’y connaît pas la joie) ; il bouffe trop de temps (on y sacrifie des plaisirs). Monique est amère, mais elle ne se sent pas coupable d’abandonner le militantisme. Elle ne semble pas non plus se remettre en question, ni vivre de rupture amoureuse. Elle ne connaît pas de perte de socialisation : elle a maintenu des liens avec ses vieux amis durant toute sa période de militantisme. Elle consacre dorénavant plus de temps à sa fille, renoue avec des plaisirs sacrifiés (concerts, spectacles, activités sportives) et entreprend des études de mathématiques à l’université.

 

Un échec important qui questionne l’espoir véhiculé, la dissolution de l’organi­sation à laquelle on adhère ou son rejet par le groupe d’appartenance ouvre la crise du militantisme. Si celui-ci a été un engagement total, s’il a été une passion, la rupture est vécue comme une peine d’amour. Oscillant entre le ressentiment et la culpabilité, questionnant sa vie et sa propre image, critiquant sa vision du monde, le militant subit aussi fréquemment une perte de socialisation et, parfois, l’abandon de la personne aimée. À travers ce processus de crise, il essaiera souvent de retrouver des plaisirs qui avaient été abandonnés, de renouer avec de vieux amis et des membres de sa famille dont il s’était éloigné ; peu à peu il se refera une image de lui-même et, s’il ne retourne pas au militantisme, il donnera un nouveau sens à sa vie, apprendra à occuper différemment le temps redevenu libre.

Chapitre VIII

L’immersion dans le présent

 

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Le militant vit en fonction de l’autre par l’intermédiaire de l’organisation à laquelle il se dévoue : l’ex-militant vit pour soi. Raymonde, qui a milité dans les groupes populaires, a une vision critique, mais plutôt positive de son passé. Le militantisme, dit-elle, est un excès de jeunesse dans lequel s’exprime beaucoup d’enthousiasme, d’idéaux, de rêves. Il est la manifestation la plus radicale d’une remise en question des valeurs d’une société. Il marque une époque de libération où l’énergie créatrice circule dans une atmosphère de complicité. Aller jusqu’au bout, aller à l’extrême, investir totalement un projet social permet de faire progresser la société, même si la réalisation est toujours en deçà du rêve poursuivi. Dans cet engagement, dit-elle, « Je me suis personnellement enrichie contrairement à certains qui ont piétiné ou même régressé. Le militantisme m’a montré, au-delà de ma vie privée, comment fonctionne la société : j’ai pu la penser et m’en sentir responsable. Mais, à cette vision d’ensem­ble, j’ai malheureusement sacrifié des pans de ma vie personnelle et, en son nom, j’ai contribué – parce qu’on ne respectait pas la différence – à la répression d’éléments de la culture populaire. » Aujourd’hui, Raymonde – même si elle n’est pas indifférente aux autres : elle soutient un certain humanisme fait d’équité auprès des divers individus – se sent avant tout responsable d’elle-même. Cette priorité qu’elle s’accorde ne supprime cependant pas l’angoisse existentielle : Raymonde s’intéresse aux ques­tions philosophiques, aux questions sur le sens de la vie, aux questions spirituelles sans adhérer à un gourou, une secte, une religion.

 

Yolande, depuis un an sur l’assurance-chômage, s’isole et s’interroge. Elle est centrée sur elle-même et craint parfois de devenir complètement nord-américaine, individualiste. Son engagement dans des groupes populaires ou féministes se vivait dans l’inconfort et la culpabilité. Elle se victimisait d’être d’origine bourgeoise. La religion de nos mères, dit-elle, structurée par les devoirs et les interdits, nous a prédisposés à la souffrance. Elle recherche maintenant le plaisir qu’elle ne veut plus sacrifier à un engagement social. Elle aimerait trouver un travail un peu payant qui lui permettrait de s’offrir un certain confort, de s’acheter une maison… Même si aujourd’hui elle renoue avec certains plaisirs valorisés dans son milieu d’origine, Yolande maintient ses préoccupations sociales qu’elle souhaiterait, idéalement, pouvoir relier à un travail rémunérateur.

 

La très grande majorité des ex-militants sont maintenant repliés sur eux-mêmes. Ayant l’impression de s’être en quelque sorte aliénés dans l’engagement, ayant le sentiment de s’être perdus de vue dans cette passion, ils se retrouvent et cherchent à se reconstruire dans une posture plus proche du narcissisme que du dévouement d’antan. Leur regard sur leur militantisme est le plus souvent négatif : ils censurent les plaisirs qu’ils y ont aussi vécus. De même, ils oublient la chaleur communautaire ressentie dans les organisations auxquelles ils se consacraient : ils ne retiennent que les frustrantes contraintes inhérentes à toute communauté. Sans nostalgie apparente, la plupart des ex se satisfont de relations amicales qui tiennent lieu de socialisation. Lucie, qui a milité dans des groupes populaires, est, dit-elle, responsable d’elle-même alors qu’auparavant elle ne l’était pas, tout en se sentant responsable des autres. La masso-thérapie qu’elle enseigne dans des Centres de femmes lui permet d’avancer et d’exercer, de plus, un rôle socialement utile. Elle se dit dans une période de « croissance personnelle » et pratique la méditation transcendantale. Ayant renoncé à tout militantisme et ne recherchant plus le prince charmant, elle accorde maintenant de l’importance à des relations personnelles, intimes. Elle commence à être heureuse, à s’épanouir.

 

Les ex sont désillusionnés, désenchantés. Mais très rares sont ceux qui ont complètement renié la vision critique de leur jeunesse. Jacques, qui a milité dans des groupes populaires, est un de ceux-là : « Tout est relatif Les ouvriers ont aussi tort que leurs patrons. Je pourrais battre un plus petit que moi et être content. Je n’ai plus d’idéologie et de valeurs. Dans ma création artistique, comme dans les dernières élections, c’est la forme qui compte et non le contenu. » François, qui a été engagé dans le syndicalisme et dans des groupes populaires, même s’il continue de ressentir une répulsion face aux élites, voit des avantages dans la période de droite à laquelle nous a ramené le balancier de l’histoire : la rigueur actuelle de gestion (il faut renouveler l’appareil productif) répond au laxisme de la gauche (les projets du genre P.I.L. étaient complètement inefficaces) ; le présent individualisme comporte du positif (les gens apprennent à vivre à partir d’eux-mêmes). Ambitieux, François vit une course effrénée, folle vers le succès. Solitaire, il fréquente quelques femmes, mais n’a conservé aucun ami de sa période antérieure. Il espère, une fois arrivé, vivre une période un peu plus calme où il serait alors tenté par une démarche de « croissance personnelle ».

 

La majorité des ex-militants partage plutôt l’opinion de Rosaire : « Je suis toujours contre l’injustice, mais mes réactions, ne s’intégrant plus dans des organisations ou des collectifs, sont de plus en plus individualisées. » Cette injustice n’est plus perçue comme le fruit d’un système : elle est le résultat d’individus oeuvrant au sein d’un système qui, comme tous les autres, produit des situations d’injustice, d’exploitation, d’oppression. Si la majorité des ex voit l’injustice et est capable de l’expliquer sociologiquement, dans son rapport concret au monde, et de par l’insistance accordée à l’individu, elle adhère plutôt à la vision libérale de la société. Ce n’est plus la société qui l’intéresse, mais des individus qui s’y retrouvent. Francine, qui a milité dans des groupes féministes et à En lutte !, est représentative de cette majorité : « J’étais moralisatrice et intransigeante : je ne veux plus changer les autres pour leur bien. Je suis maintenant ouverte et tolérante. Dans une perspective pluraliste, je respecte les choix divers que chacun peut faire. »

 

Certains tracent un bilan positif de leur passé militant. Gérald, qui a été au F.L.Q. puis au P.Q., juge que celui-ci, malgré l’échec du référendum, a été un des moteurs de l’évolution du peuple québécois et des individus qui le composent. Monique, qui a pratiqué le syndicalisme de combat, affirme que la société a changé : les gens sont moins bornés que dans les années cinquante ; sa fille est, sans théorie, naturellement féministe. Guy, qui a milité dans les groupes populaires, a encore la nostalgie de ce vaste mouvement culturel qui, toutes tendances confondues et malgré ses aspects missionnaristes et militaristes, a lutté contre l’oppression et a laissé des marques. Raymonde, dans une perspective personnelle, reconnaîtra qu’elle a beaucoup appris de son militantisme dans des groupes de quartier.

 

À l’opposé d’eux, qui ont toutefois tendance à recouvrir sous des généralités les transformations positives auxquelles aurait contribué leur militantisme, d’autres condamnent radicalement leur période militante. Serge est un de ceux-là : il a sacrifié en pure perte les plus belles années de sa vie au mouvement m.-l. qui marque un recul historique. Entre ces deux extrêmes, la plupart des anciens militants voient leur passé à la lumière de leur désenchantement : comme une plage vide. Leurs beaux rêves évanouis, ne subsiste plus que la dure réalité réfractaire.

 

Sur ce passé mis entre parenthèses, sur lequel on écrit peu et dont on ne parle plus, ne peut s’ériger qu’un avenir sans horizon. Les ex n’entretiennent aucune vision du futur de la société et la plupart ne nourrissent aucun projet personnel emballant. Sans passion, sans défi, sans véritable projet mobilisateur, ils vivent au jour le jour. Serge vit un « black out » par rapport à l’avenir. Il est, dit-il, à l’image de son époque : sans perspective. À quarante ans (mais serait-ce une question d’âge ?), ayant renié son passé militant, il n’est habité par aucune ambition personnelle ou sociale. Il est immergé, comme la plupart des anciens, dans le présent.

 

Rejetant le passé et ne caressant aucun projet social, les ex-militants ne semblent transmettre à la nouvelle génération que leurs désillusions. Et, vilipendant le dévouement, ils ne se distinguent souvent que par leur mauvaise conscience de ces individus narcissiques que décrit si bien Serge Provost : « Il ne s’engagera qu’à la condition, sine qua non, de ne jamais renoncer à lui-même et d’y pouvoir développer toutes ses potentialités personnelles et créatrices […]. L’individualisme narcissique, disions-nous, refuse d’être au service de toute autre cause que la sienne. Dès lors, soi devient pour lui-même un projet exclusif [24]. » La jeune génération est le miroir de ce que nous sommes devenus. À cause de leur jeune âge, de l’absence de formation historique reçue à l’école, de notre silence sur notre militantisme, ils n’ont aucun passé pour se définir. La plaie du chômage et du travail précaire couplée au danger toujours présent de l’holocauste nucléaire ne leur offrent qu’un avenir bouché. Ils sont dans le présent, se débrouillant individuellement pour survivre dans un monde atomisé.

 

Cependant certains sont demeurés militants. Patrick, qui était à En lutte !, consacre maintenant, par amour du peuple dit-il, tous ses loisirs à un comité de solidarité avec le Nicaragua. Même s’il n’ose plus se dire m.-l., même s’il juge que les révolutions m.-l. n’ont rien donné de très enthousiasmant, même s’il n’entretient plus d’espoir de profonds changements sociaux en Amérique du Nord, il se définit toujours comme marxiste : ce regard, cette analyse de la société lui permet de se sentir respon­sable de ceux qui luttent contre l’exploitation en Amérique latine. Robert continue d’être président de son syndicat ouvrier. Après le divorce de sa femme qui lui reprochait de sacrifier sa famille au syndicat, les membres de celui-ci, leurs femmes et leurs enfants, qu’il connaît tous individuellement, deviennent sa véritable famille dont il se sent proche et à laquelle il voue sa vie. Jean, qui s’est dédié aux groupes populaires, vit une profonde crise lorsque cesse son implication. Il juge alors sévè­rement ses erreurs, questionne les raisons de son engagement et interroge le marxisme, mais maintient des liens avec des groupes de gauche : « Contrairement à ce que pensent mes amis provenant d’En lutte !, je ne crois pas que ce soit la cause ni le reste du monde qui sont pourris. » Jean adhère encore au marxisme comme méthode, sans que celle-ci soit clairement définie, sans aucune référence à un contenu précis. Il défend toujours la justice comme valeur quoiqu’il accorde aujourd’hui autant d’importance à la liberté. Il milite présentement au N.P.D. où il retrouve un milieu de débats semblable à celui qu’il constituait, jeune, avec ses frères et sœurs. « Les gens de gauche, dit-il, composent un entourage intéressant, stimulant, fantastique. Tu y trouves des gens à la personnalité forte, des têtes de cochon, aux idées souvent flyées. Ce sont des individualistes altruistes, sensibles aux injustices qu’ils ne vivent pas nécessairement. Ce milieu donne du sens à ma vie. » Les trois militants qui persévèrent définissent tous leur engagement par un sentiment d’appartenance, même si chez Patrick, c’est de façon abstraite.

 

D’autres, qui refusent de se définir comme militants – ils rejettent la valeur de dévouement identifié à sacrifice de soi –, continuent d’être engagés socialement. Guy fait partie du comité d’information de l’école où son fils étudie et est membre depuis cinq ou six ans du « comité marathon pour l’Amérique centrale ». Ce comité vise, en suscitant la participation à l’intérieur du grand marathon de Montréal, à recueillir des fonds pour aider les organisations progressistes d’Amérique centrale : l’an dernier, 100 coureurs ont permis de récolter, deux piastres par deux piastres, 42 000$. Les réunions de ce comité diffèrent des réunions militantes d’antan : les plaisirs de la vie – bouffe en commun, musique, etc. – sont intégrés à leurs discussions. Lise s’occupe maintenant du comité de la condition féminine de son syndicat mais, contrairement à sa période militante, elle est plus attentive à soi et aux autres. Elle joue le rôle de personne ressource auprès du nouveau bureau exécutif du syndicat et respecte ses décisions même si elle juge son orientation corporatiste. Suzanne, qui vit sa foi chrétienne dans un engagement pour la justice, continue d’être impliquée dans son quartier. « Les gens, qui se méfient de plus en plus des divers intervenants sociaux officiels du type C.L.S.C., se regroupent, dit-elle, sur une base spontanée et cherchent à mettre en commun leurs ressources : nous sommes revenus à l’époque des comités de citoyen, à un travail communautaire. »

 

Guy, Jean, Lise, Patrick, Robert et Suzanne font le pont entre les mouvements sociaux des années ’60 et ’70, qui ont nourri nos rêves et que nous avons alimentés de nos énergies, et ceux qui surgiront, vers la fin de ce millénaire, avec assurément un contenu et des orientations différentes mais une semblable révolte contre l’autorité établie et un similaire espoir qui donne sens à la vie.

Chapitre IX

Résister

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La critique du passé par la plupart des militants est sévère, impitoyable, impla­cableespoirs poursuivis se sont dissipés : le Québec est toujours une des dix provinces canadiennes ; les femmes continuent de subir la discrimination ; les travailleurs demeurent exploités par le capital. Les militants ont sacrifié des plaisirs, quelques fois des études ou un plan de carrière, pour ces causes perdues. Mais cette évaluation purement négative me semble incomplète. Le Québec des années soixante et soixante-dix a connu des progrès considérables : nous sommes sortis d’une culture moyenâgeuse pour nous ouvrir aux courants contemporains et internationaux ; les Québécois ont acquis une confiance en eux-mêmes qui leur manquait ; l’État du Québec a renforcé ses pouvoirs face à Ottawa et à l’entreprise privée ; des mesures appréciables de justice sociale ont été obtenues (assurance-hospitalisation, assurance-santé, réforme du système de l’éducation et gratuité scolaire jusqu’au niveau universitaire…) ; le syndicalisme a affermi sa présence dans la société et accru son pouvoir de négociation ; les groupes populaires se sont multipliés et ont essaimé ; les femmes ont conquis dans leur vie amoureuse une liberté inimaginable pour nos mères et ont investi le champ des études, le marché du travail comme jamais auparavant dans l’histoire ;… Comment ne pas reconnaître que ces transformations n’auraient pas eu la même ampleur ni la même profondeur si des milliers de militants, par leur radicalisme, leur activisme, n’avaient pas cherché à pousser le peuple québécois au-delà de ses limites ? Comment les militants peuvent-ils oublier que les sacrifices consentis dans leur engagement étaient largement compensés par des plaisirs partagés, des moments vécus de grande intensité, des expériences enrichissantes, une vision de la société qui nous faisait émerger de la petitesse du quotidien ? Un bilan complet comporte deux sections : l’une pour le débit, l’autre pour le crédit. Or la plupart des militants ne semblent pas avoir dépassé la « peine d’amour » vécue dans la rupture avec le militantisme : amers, ils n’y voient qu’erreurs, échecs. Nous devons faire le deuil de cette période : elle est définitivement révolue ; nous n’aurons jamais plus vingt ans. Pour véritablement désinvestir de ce passé, nous devrons non seulement nous rappeler nos déceptions, mais aussi les succès remportés à travers la poursuite de nos rêves. Ce faisant, en reconnaissant l’ensemble de notre passé, nous pourrons envisager l’avenir avec une certaine confiance, nous situer dans la présente période avec un sens de la continuité au lieu de nous y engloutir.

 

La présente conjoncture culturelle est bien reflétée dans Le déclin de l’empire américain de Denys Arcand. Ce film, très intelligemment construit, dont les divers niveaux de langage permettent de séduire l’intellectuel et le consommateur courant de cinéma, obtient un tel succès parce que plusieurs y reconnaissent le mood culturel de notre époque. Au tout début du film, Arcand, par l’intermédiaire de Dominique, trace le paramètre normatif du vécu collectif : « la notion de bonheur personnel […] l’idée de recevoir de sa vie quotidienne des gratifications immédiates [25] » prennent le pas sur toutes autres considérations. Sans valeur transcendante à laquelle se raccrocher, sans modèle de société à poursuivre, sans vie exemplaire à imiter, chacun est réduit à l’étroitesse de sa quotidienneté. Dominique, qui est la voix d’Arcand, affirme : « Avec l’écroulement du rêve marxiste-léniniste, on ne peut plus citer aucun modèle de société dont on pourrait dire : voilà comment nous aimerions vivre. Comme sur le plan privé, à moins d’être un mystique ou un saint, il est presque impossible de modeler sa vie sur aucun exemple autour de nous. Ce que nous vivons, c’est un processus général d’effritement de toute l’existence [26]. » Dans cet univers éclaté, les personnages du film, sympathiques, attachants, vivent des relations de tendresse dans un ersatz de communauté. Cette tendresse n’exclut pas la possibilité de confrontations violentes : Louise dénigre les jugements historiques de Dominique en les réduisant à des frustrations personnelles ; Dominique réplique en révélant les mensonges sur lesquels repose le bonheur conjugal de Louise. Cette scène modifie la trajectoire du film et dévoile le tragique caché sous les propos légers et badins du groupe d’amis. Pierre, si affable, laisse entrevoir la pesanteur de sa solitude lorsqu’il offre à Rémy la panoplie complète de ses barbituriques. Libriums, Mogadons, Sorpax… Les person­nages, durant la dernière longue séquence du film, discutent d’une aventure d’un certain Turmel et ne s’entendent pas sur celui qui ment : leur chaleureuse commu­nauté, « c’est comme l’histoire de Robert Turmel [27] » : elle est fondée sur le mensonge qui « est la base de la vie amoureuse, comme c’est le ciment de la vie sociale [28] ».

 

L’ingénieux Arcand, dans l’entrevue de Dominique par Diane, donne sa réfé­rence : Milan Kundera qui, non pas en bordure de l’empire américain déclinant, mais dans un pays de l’Est où le socialisme n’a plus d’attrait, a développé la vision du monde qui inspire le film. En l’absence de Dieu ou de l’espoir dans l’avenir de l’homme, toute vie perd son sens, devient inessentielle. La camarade Cechackova dit à Édouard : « On ne vit pas que pour soi. On vit toujours pour quelque chose […]. Mais il s’agit de savoir pour quoi. Si c’est quelque chose de réel ou pour quelque chose de fictif. Dieu, c’est une belle idée. Mais l’avenir de l’homme, c’est une réalité. Et c’est pour cette réalité que j’ai vécu, que j’ai tout sacrifié [29]. » Édouard, un des héros de Kundera, ne croit plus en rien. Par le mensonge, en ne prenant pas au sérieux le monde environnant, il cherche à se démarquer de cet inessentiel : « Pourquoi dire la vérité ? Qu’est-ce qui nous y oblige ? Et pourquoi faut-il considérer la sincérité comme une vertu ? Suppose que tu rencontres un fou qui affirme qu’il est un poisson et que nous sommes tous des poissons. Vas-tu te disputer avec lui ? Vas-tu te déshabiller devant lui pour lui montrer que tu n’as pas de nageoires ? Vas-tu lui dire en face ce que tu penses ? […] Si tu ne lui disais que la vérité, que ce que tu penses vraiment de lui, ça voudrait dire que tu consens à avoir une discussion sérieuse avec un fou et que tu es toi-même un fou. C’est exactement la même chose avec le monde qui nous entoure. Si tu t’obstinais à lui dire la vérité en face, ça voudrait dire que tu le prends au sérieux. Et prendre au sérieux quelque chose d’aussi peu sérieux, c’est perdre soi-même tout son sérieux. Moi, je dois mentir pour ne pas prendre au sérieux des fous et ne pas devenir moi-même fou [30]. » Malgré sa volonté de se situer au-dessus de cet inessentiel, malgré son désir d’en rire en le singeant, Édouard vit une histoire qui est elle aussi dérisoire, faite de hasards et d’erreurs, dépourvue de sérieux et de sens. Édouard l’admet à la fin du récit : « Il se dit tout à coup que tous les gens qu’il côtoyait dans cette ville n’étaient en réalité que des lignes absorbées dans une feuille de papier buvard, des êtres aux attitudes interchangeables, des créatures sans subs­tance solide ; mais ce qui était pire, ce qui était bien pire (se dit-il ensuite), c’est qu’il n’était lui-même que l’ombre de tous ses personnages-ombres, car il épuisait toutes les ressources de son intelligence dans le seul dessein de s’adapter à eux et de les imiter, et il avait beau les imiter avec un rire intérieur, sans les prendre au sérieux, il avait beau s’efforcer par là de les ridiculiser en secret (et de justifier ainsi son effort d’adaptation), cela ne changeait rien, car une imitation, même malveillante, est encore une imitation, même une ombre qui ricane est encore une ombre, une chose seconde, dérivée, misérable [31]. »

 

Je ne veux pas retourner à Dieu. Lorsque Karl Jaspers m’a fait comprendre à l’âge de vingt ans qu’il n’y avait aucune preuve de son existence, ma foi s’est dissipée comme la neige au printemps. Jaspers, qui était croyant, me proposait bien le bond vers l’Inconnu, Dieu, mais, me suis-je dit : « Je ne suis pas une sauterelle ». Je ne crois plus à la Révolution. Je ne recherche plus l’Absolu. Mais je ne peux me contenter de l’inessentiel, d’une vie dérisoire et absurde, dont la seule sanction serait ma mort inévitable. Je préfère croire que l’humanité s’achemine peu à peu, avec des détours et des retours en arrière, vers plus de justice sociale et de liberté. C’est un postulat aussi indémontrable que la thèse de l’éternel retour de Nietzsche repris par Kundera. Je le choisis car il me permet d’insérer ma courte existence au sein d’un espoir certes modeste, mais valable, qui donne un certain sens à mes paroles, à mes gestes quotidiens. L’Absolu ou l’Absurde : je récuse cette alternative. J’opte pour un possible à l’échelle humaine.

 

Toutes les opinions se valent ; à chacun sa vérité : je hais le pluralisme ambiant, pirandellien. Il constitue une dévalorisation des idées, de ce qui nous distingue de l’animal. Il réduit chaque individu à ses sentiments, ses émotions, dont l’authenticité est gage de valeur. Il est dévalorisation de l’autre et de soi dans un univers où les opinions deviennent des prêts-à-porter, interchangeables : « L’homme indifférent ne s’accroche à rien, n’a pas de certitude absolue, s’attend à tout et ses opinions sont susceptibles de modifications rapides : pour atteindre un tel degré de socialisation, les bureaucrates du savoir et du pouvoir ont à déployer des trésors d’imagination et des tonnes d’informations [32]. » Je ne préconise pas un retour au dogmatisme dans lequel plusieurs d’entre nous se sont barricadés durant leur jeunesse. Nous avons des valeurs et des convictions auxquelles nous pouvons adhérer avec notre cerveau et nos tripes, que nous pouvons soutenir et défendre énergiquement, tout en étant attentif aux objections de nos interlocuteurs, tout en élargissant, approfondissant, enrichissant nos pensées de leurs critiques. Nous avons accumulé de l’expérience : nous pouvons exercer un rôle utile de leadership dans des organisations progressistes tout en étant attentifs aux êtres, aux idées de ceux qui nous entourent, de ceux que nous dirigeons.

 

Nous sommes entrés pour certains dans l’ère du narcissisme généralisé. Le social, le politique est désinvesti au profit de la sphère intime. Les thérapies se multiplient, les activités sportives croissent : « Nous devons nous sentir bien dans notre peau, chacun devrait se centrer sur la réalisation émotionnelle de lui-même, chacun devrait se plaire dans notre société de consommation, de loisirs, de communications. » Pourtant, malgré cette insistance accordée à la vie privée, le marché des barbituriques n’a jamais été aussi florissant, le nombre de dépressions et de tentatives de suicides aussi élevé. Aucun psychologue, aucun médicament, aucun spectacle, aucune musique ne pourra supprimer l’angoisse de celui dont la finalité est sa propre et éphémère vie. Le dévouement, dans la mesure où il nous ouvre à l’autre et brise avec le solipsisme émotionnel, peut donner un certain sens à la vie. Cette valeur peut être pratiquée en étant soucieux de soi-même et des autres individus, en variant nos lieux d’investissement, en ne se sacrifiant pas à une Cause.

 

L’Église, malgré tout ce qu’on peut lui reprocher, nous a transmis un bel héritage : les valeurs d’espoir, de foi, de dévouement. Je les conserve, même si je ne veux plus les vivre sous le mode du sacré comme dans mon enfance catholique ou ma jeunesse révolutionnaire. Ces valeurs me permettent de résister à la présente mode qui glorifie l’épanouissement de l’Ego et qui justifie ainsi un social pulvérisé, atomisé. J’espère encore connaître ces communautés de luttes contre l’exploitation et l’oppression, ces communautés où, à travers des contraintes assumées, nous partagions des valeurs, des convictions, des aspirations communes, ces communautés où nous recréions un « nous » qui nous permettait de dépasser notre dérisoire solitude.

 

Tandis que chacun est appelé à s’occuper de lui-même, à n’accorder de l’importance qu’à sa vie privée, les dirigeants ont les mains libres pour réorganiser la société en fonction de leurs intérêts. Bourassa, de retour au pouvoir, s’inspire, comme Mulroney, de Thatcher, de Reagan : privatisation des sociétés d’État, même celles qui comme Donahue étaient fort rentables et n’auraient pu se développer sans la Société générale de Financement ; réduction de la portée de la loi 101 dont plusieurs des règlements avaient déjà été annulés par les tribunaux ; réglementations plus contraignantes pour les syndicats ; coupures de vivres aux groupes populaires ; volonté de réduire le « welfare state » ; etc. Les contraintes à la liberté du marché sont dénoncées comme la cause de tous les maux ; l’entrepreneur francophone qui, comme les frères Lemaire de Cascades, a réussi dans le monde des affaires est proposé comme modèle de vie. L’heureuse victoire du R.C.M., qui assurera une certaine démocratisation de la vie municipale, ne doit pas nous faire oublier que la C.E.C.M. est dominée depuis plus de dix ans par la très réactionnaire Association des Parents catholiques du Québec appuyée par l’archevêché de Montréal. Ici et là, la résistance s’amorce : nous devons y participer.

 

À chaque cycle historique, certains, voulant développer une vue altière sur l’histoire, parlent de la fin d’une époque (le déclin) ou le début d’une autre (le post-moderne). Je préfère plus simplement me situer au sein de l’histoire et, compte tenu de ce que je sais du XIXe et du XXe siècles, prévoir qu’une phase contestatrice succédera à la présente phase conservatrice. Si nous renouons avec l’ensemble de notre passé, nous pourrons résister dans le présent et accueillir avec sympathie les mouvements sociaux de la prochaine décennie. Nous
ne serons pas au centre de ceux-ci : ce seront encore des mouvements de jeunesse. Mais nous pourrons être des com­pagnons de route ou devenir des personnes-ressources au lieu d’être de ces vieux qui radotent sur leur passé et mettent en garde les jeunes sur les désillusions à venir.

Liste des sigles

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A.C.D.I.:      Association canadienne de Développement international

A.P.L.Q.:     Agence de Presse libre du Québec

B.A.E.Q.:     Bureau d’Aménagement de l’Est du Québec

B.S.:             Bien-être social

C.A.P.:         Comité d’Action politique

CEGEP:       Collège d’Enseignement général et professionnel

C.E.Q.:         Centrale de l’Enseignement du Québec

C.I.P.:           Centre d’Information politique

C.S.D.:         Confédération des Syndicats démocratiques

C.S.N.:         Confédération des Syndicats nationaux

C.S.R.C.:      Commission scolaire régionale de Chambly

D.G.:            Directeur général

E.N.J.C.:      École normale Jacques Cartier

F.L.F.:          Front de Libération des Femmes

F.L.P.:          Front de Libération populaire

F.L.Q.:         Front de Libération du Québec

FRAP:          Front d’Action politique

F.T.Q.:          Fédération des Travailleurs et travailleuses du Québec

F.U.I.Q.:      Fédération des Unions industrielles du Québec

G.S.T.Q.:      Groupe socialiste des Travailleurs du Québec

J.E.C.:          Jeunesse étudiante chrétienne

m.-l.:             Marxisme-léninisme

M.L.F.:         Mouvement laïque de Langue française

M.L.P.:         Mouvement de Libération populaire

M.R.E.Q.:    Mouvement révolutionnaire des Étudiants du Québec, noyau central de ce que sera la Ligue, puis le P.C.O.

N.D.G.:        Notre-Dame-de-Grâce

N.P.D.:         Nouveau Parti démocratique

P.C.O.:         Parti communiste ouvrier (anciennement Ligue communiste)

P.I.L.:           Projet d’Initiatives locales

P.S.Q.:          Parti socialiste du Québec

P.T.Q.:          Parti des Travailleurs du Québec

P.Q.:             Parti Québécois

R.C.M.:        Rassemblement des Citoyens et Citoyennes de Montréal

R.C.M.P.:     Royal Canadian Mounted Police

R.I.N.:          Rassemblement pour l’Indépendance nationale

S.G.F.:          Société générale de Financement

S.P.U.Q.:      Syndicat des Professeurs de l’Université du Québec

S.U.C.O.:     Service universitaire canadien outre-mer

U.C.C.:         Union catholique des Cultivateurs (maintenant U.P.A.)

U.G.E.Q.:     Union générale des Étudiants du Québec

U.N.:            Union Nationale

U. de M.:      Université de Montréal

U.Q.A.M.:    Université du Québec à Montréal

U.R.S.S.:      Union des Républiques socialistes soviétiques  Guide d’entrevues

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1-      Âge, sexe, occupation du père, occupation de la mère. Comment avez-vous vécu vos relations avec père, mère, famille ?

 

2-      Lieu d’origine, milieu actuel d’habitation.

 

3-      Quelles études avez-vous entreprises ? Comment les avez-vous vécues ? Étudiez-vous présentement ou désirez-vous retourner aux études ? Pourquoi ?

 

4-      Quelles sont vos expériences de travail ? Comment les avez-vous vécues ? Quelles sont vos aspirations pour l’avenir ?

 

5-      Qu’est-ce que le militantisme pour vous ? Qu’est-ce qu’un militant ?

 

6-      À quel moment et à quel âge avez-vous commencé à militer ? Quelles sont vos expériences de militantisme ? Quelles ont été vos principales fonctions ?

 

Pour chaque expérience, qu’est-ce qui vous a amené à militer (raisons personnelles, expériences, raisons idéologiques, valeurs…) ? Et à militer dans ce groupe ?

 

Comment avez-vous vécu votre militantisme (avec plaisir ou non, avec adhésion totale ou non…) ?

 

140   LA COMMUNAUTÉ PERDUE

 

Quels ont été vos rapports avec l’amour, la famille, les amis, les collègues d’étude ou de travail durant cette période ?

 

7-      Quand, comment et pourquoi avez-vous rompu avec tel ou tel type de militantisme ? à quel âge ? Comment avez-vous vécu cette rupture ? Quel bilan faites-vous de cette expérience (sur le plan personnel, de l’expérience acquise, de l’idéologie, des valeurs, des objectifs poursuivis…) ?

 

8-      Quelles sont maintenant vos valeurs et votre idéologie ? Comment occupez-vous aujourd’hui le temps consacré auparavant au militantisme ? Comment le vivez-vous ?

 

Quels sont maintenant vos rapports avec l’amour, la famille, les amis, les collègues d’étude ou de travail ? Quelles sont maintenant vos passions, s’il y a lieu ?

 

9-      Qu’espérez-vous de l’avenir (sur le plan social, politique, personnel) ?

 

10-    Que pensez-vous des questions et des thèmes soulevés ? En enlèveriez-vous ? Si oui, lesquels ? En ajouteriez-vous ? Si oui, lesquels ? Et comment y répondriez-vous ?

 

 

Fin du texte.

 


[1]      Parallèlement à cette enquête, j’ai collaboré à la réalisation de trois films de Jacques Leduc sur des gens de la quarantaine qui ont milité : Notes de l’arrière-saison, 20 min. ; Le temps des cigales, 30 min ; Charade chinoise qui intègre les deux premiers films dans un long métrage de 91 minutes. Production de l’O.N.F.

[2]      Sur la méthode de l’entretien semi-directif : Bertaux, Daniel, « L’approche biographique : sa validité, sa méthode, ses potentialités », Cahiers internationaux de sociologie, vol. LXIX, 1980, pp. 197-225 ; Ghiglione, Rodolphe et Matalon, Benjamin, Les enquêtes sociologiques, Armand Collin, 1978, 301 p. ; Michelat, Guy, « Sur l’utilisation de l’entretien non directif en sociologie », Revue française de sociologie, XVI, 1975, pp. 229-247.

[3]      Pour le compte rendu intégral d’un des récits de vie : « Un militant ouvrier », Possibles, vol. 10, nos 3/4 (printemps/été 1986) :155-165.

[4]      Les périodes de contestation alternent avec celles de réaction et durent, comme celles-ci, entre quinze et vingt ans. J’ai pris conscience de cette périodisation en élargissant mon cours sur Marx à l’ensemble des socialistes, anarchistes et féministes du XIXe siècle. À une période de foisonnement d’idées contestatrices succède une période conservatrice. Ces changements de périodes entraînent des révisions (George Sand devient réactionnaire durant la Commune de Paris tandis que Victor Hugo se tourne vers le progressisme). Même les textes de ceux qui conservent une continuité d’orientation, tels Flora Tristan et Karl Marx, ne peuvent vraiment se comprendre si on ne les situe pas conjoncturellement.

[5]      Je m’en explique dans « La passion selon le corbeau », Conjoncture politique au Québec, n° 5 (printemps 1984) : 133-137.

[6]      Le léninisme, comme le marxisme dont il diffère, a évolué et s’est transformé au gré des conjonctures. Le marxisme-léninisme, comme appellation et comme synthèse théorique, est une création de Staline qui fige en doctrine ce qui avait été un courant de pensée vivant. Vg. Sur Lénine, éd. Parti pris, 1972, 300 p.

[7]      « La lutte des travailleurs de l’État », les Cahiers du Socialisme, n° 3 (printemps 1979) : 4-38.

[8]      Pour Trotsky, le régime social et économique de l’U.R.S.S. est fondamentalement socialiste et l’État, ouvrier. Malheureusement celui-ci est dominé par la bureaucratie stalinienne. Faisons-la disparaître, et tout ira pour le mieux !

[9]      Militer, lutter contre une situation sociale et promouvoir un projet de société, suppose un autre – nation, prolétariat, femmes… – qui est, inextricablement liés pour le militant, sujet de la libération espérée et objet à libérer de l’oppression. Cet autre ambivalent, objet et sujet, est le référent universel auquel se consacre le militant.

[10]    Québécoises deboutte !, Tome 2, Éd. du Remue-ménage, 1983, p. 336.

[11]    Sur le présent cycle historique marqué par l’individualisme narcissique : Lasch, Christopher, The Culture of Narcissism, Warner Brooks, 1979, 447 p. et Lipovetsky, Gilles, L’ère du vide, Gallimard, 1983, 246 p.

[12]    Québécoises Deboutte !, Tome 2. Éd. du Remue-ménage, 1983, p. 349.

[13]    Maheu, Pierre, Un parti pris révolutionnaire. Éd. Parti pris, 1983, pp. 286-287.

[14]    Maheu, Pierre, Mainmise, n° 46 : « L’utopie est réalisable. Pour nous, c’est commencé ! »

[15]    Québécoises Deboutte !, tome 2. Éd. du Remue-ménage, 1983, p. 337.

[16]    Québécoises Deboutte !, tome 2. Éd. du Remue-ménage, 1983, p. 351.

[17]    Québécoises Deboutte !, tome 2. Éd. du Remue-ménage, 1983, p. 355.

[18]    Id., p. 357.

[19]    Id., p. 362.

[20]    Id., p. 359.

[21]    La crise de la culture, Idées, 1972, pp. 121-185.

[22]    « Le destin capitaliste », Conjoncture politique au Québec, n° 3 (printemps 1983) : 127-138.

[23]    Le noyau central du P.C.O. provient du M.R.E.Q. qui avait été influencé par les courants maoïstes américains et dont le principal lieu d’implantation était Mc Gill University.

[24]    Provost, Serge, « L’individualisme narcissique ». Critère, numéro 40 (automne 1985) : p. 75.

[25]    Arcand, Denys, Le déclin de l’empire américain. Boréal, 1986, p. 12.

[26]    Op. cit., p. 143.

[27]    Op. cit., p. 167.

[28]    Op. cit., p. 33.

[29]    Kundera, Milan, Risibles amours. Gallimard, coll. folio, 1986, p. 279.

[30]    Op. cit., pp. 298-299.

[31]    Op. cit., pp. 299-300.

[32]    Lipovetsky, Gilles, L’ère du vide. Gallimard, 1983, p. 50.